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autour d’elle la curiosité soupçonneuse des dénonciateurs. C’est alors qu’elle écrit coup sur coup sept ou huit lettres à Lauzun ; elle caresse, mais elle demande. Elle rappelle leurs échanges de portraits et de lettres avant de dire : « Envoyez-moi une attestation comme quoi vous m’avez tenue cachée avec vous à Strasbourg pendant trois semaines, depuis la fin de septembre jusqu’au 15 octobre. » Elle ajoute : « Envoyez-moi aussi la permission de loger à Montrouge si la fantaisie m’en prend. » Si Biron déclare qu’elle a quitté Paris pour se rendre près de lui, il la déshonore comme femme, mais la consacre citoyenne. Et, contre les visites domiciliaires, quel asile meilleur que la maison d’un général patriote ? Reste à gagner l’homme en réveillant ses désirs, en lui donnant à croire que, dans cette maison, elle attendra de nouveau « son plus tendre ami. » C’est un marché où elle offre du plaisir contre de la sûreté. Ne se dit-elle pas que, pour se sauver, elle expose Biron ; qu’une ci-devant, compromet par ses lettres le général ; que surtout une attestation fausse et faite en fraude des lois contre les émigrés peut le perdre : comment nommer un amour capable d’oublier les périls de ce qu’il aime ? A-t-elle pensé à ces conséquences : comment nommer un amour capable de sacrifier ce qu’il aime ?

Lauzun n’est pas plus généreux. Si homme avait peu de droits à la constance des femmes et devait prendre légèrement les caprices du cœur, c’était bien ce roi des volages. Mais l’amour-propre des hommes à bonnes fortunes est ainsi fait que l’infidélité leur semble permise à eux seuls, et ces conquérans veulent régner à jamais sur les pays qu’ils ont une fois traversés. Quand Lauzun se sut remplacé, son dépit s’exhala en une lettre fort aigre à Aimée. Mais, quand elle parut revenir à lui et qu’il démêla le calcul, sa colère grandit encore. Il ne songe pas qu’elle lui a donné longtemps une affection désintéressée ; que, dans les pauvres cœurs, les sentimens même vrais sont mêlés d’égoïsme ; qu’une femme peut l’aimer encore tout en voulant profiter de lui ; qu’elle est menacée, et qu’elle a peur. Il songe qu’elle veut faire de lui une dupe, tromper deux fois Lauzun ! Son amour-propre blessé ne s’occupe que de soi. Or, il se sait menacé lui-même ; sous le badigeon de son civisme, transparaît toujours son aristocratie ; sa situation devient plus précaire à mesure que la politique devient plus violente : il a assez à faire de se sauver. Il ne donne ni l’attestation, ni la clef de Montrouge, et laisse