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liberté s’évanouirait par là même. Quoi ! nous dirait alors l’Angleterre, vous voulez l’indépendance ? A quel titre ? N’êtes-vous pas Anglais ? Quelle langue parlez-vous ?… Travaillons donc à reconstituer notre individualité nationale, et, avant tout, à reprendre notre langage national.

« Pourquoi nous traite-t-on toujours d’Anglais, quand nous voyageons en France ou à l’étranger ? C’est que le langage est le premier signe de la nationalité. La langue des conquérans dans la bouche des vaincus est une langue d’esclaves, a dit Tacite. Rappelez-vous aussi les belles paroles de notre compatriote Th. Davis : « Un peuple sans une langue nationale n’est qu’une moitié de nation ; une nation doit garder sa langue plus soigneusement que son territoire : c’est sa plus solide forteresse et son plus sûr rempart. » Soyez sûrs qu’une Irlande parlant irlandais sera libre à jamais, invincible toujours.

« Savez-vous ce que c’est que notre langue nationale ? Un vain système de signes algébriques et de formules sans vie ? Non pas : elle est rame de la nation. C’est le génie du peuple, ce sont ses croyances, ses traditions, ses formes d’esprit et de cœur qu’elle incarne, qu’elle conserve, et qui survivent en elle. Elle est la clef de notre histoire, de notre psychologie, de notre vieille littérature celtique, mieux encore, elle est à elle seule une littérature virtuelle, tout un monde d’idées et de sentimens en puissance… Et l’on voudrait que tout cela disparût !

« C’est se moquer de dire que nous ne voulons plus chez nous de la langue de Shakspeare ! Il nous faut l’anglais pour la vie matérielle, et l’irlandais pour la vie morale. Nous voulons être « bilingues, » comme sont les Tchèques, les Polonais, les Flamands, et tant d’autres peuples qui comptent parmi les plus capables et les plus intelligens, étant mieux armés que les autres dans la lutte pour la vie. Pour nos enfans, nulle meilleure gymnastique mentale que l’étude de notre belle langue riche et synthétique, nul meilleur enseignement moral que celui que donne l’usage habituel de cette langue si pure en ses mots, si idéale et si poétique, qui élève, fortifie, spiritualise, et nous offre la meilleure barrière contre l’irréligion, contre le Mammonisme contemporain. Notre langage national refera de nous des nationaux, en nous rattachant à notre race, à quelque chose de supérieur à nous-mêmes ; il nous rendra cette dignité fière, cette énergie, cette initiative que ne manque jamais de conférer aux