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époque, et encore la chose est contestable. L’ancien égoïsme anglais à l’égard de l’Irlande fut-il moindre que l’égoïsme actuel à l’égard du Transvaal ! Les égoïsmes de classes, de partis, de corporations, n’aboutissent plus aussi souvent que jadis à la lutte armée. Si les États se battent encore entre eux, les provinces ne se battent plus. Il y a donc progrès.

Les nietzschéens répliquent que, si la solidarité augmente en effet dans chaque groupe, la rivalité et l’hostilité augmentent pari passu de groupe à groupe. — La rivalité, soit ; l’hostilité, pas toujours. Encore la rivalité n’a-t-elle lieu que pour les objets où il y a rencontre de prétentions semblables, et non pas différentes. Il est d’ailleurs juste de dire, avec Nietzsche et ses partisans, que l’état de rivalité entre les groupes est favorable à la liberté de l’individu : trouvant en face de lui plusieurs groupes en lutte, il peut trouver dans un de ces groupes « un recours contre l’autre. » Les influences de groupe étant souvent oppressives de l’individu, ce dernier a intérêt à voir les groupes entrer en conflit : il peut ainsi les dominer ou du moins leur échapper. « La vieille formule Divide ut imperes, pourrait être transformée en celle-ci : {{lang|la|Divide ut liber sis}[1]. » Nous accordons volontiers que la multiplicité et la rivalité des divers cercles sociaux auxquels un individu peut appartenir est, pour l’individu même, un moyen d’affranchissement. L’ouvrier qui, jadis, était pris tout entier par sa corporation, n’avait pas la liberté de l’homme moderne, qui peut appartenir à vingt sociétés ou associations différentes sans être absorbé par aucune. Mais, si cette diversité et cet équilibre des forces est utile, faut-il en conclure, avec Nietzsche, que l’élément de lutte proprement dite, surtout de lutte plus ou moins violente, soit lui-même à jamais nécessaire ? Cet élément ne va-t-il pas en diminuant, de manière à remplacer l’hostilité par l’émulation, la guerre par le concours ? Loin d’être des « valeurs d’annihilation, » la justice et l’égalité des droits sont les vraies conditions de puissance et de progrès.

Nietzsche ne peut pardonner au christianisme, à la morale moderne, à la démocratie moderne, leur opposition à la lutte. La volonté d’union et de concorde, dit-il, qui consiste à « s’abstenir réciproquement de froissemens, de violences, d’exploitations, à coordonner sa volonté avec celle des autres, ne peut être

  1. G. Palante, Précis de sociologie, p. 124.