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ni le principe fondamental de la société, ni sa vraie loi. Si on la change en principe, elle se montre aussitôt ce qu’elle est réellement : volonté de négation de la vie, principe de dissolution et de déclin[1]. » La vie elle-même, répète Nietzsche, est « essentiellement appropriation, agression, assujettissement de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté, imposition de ses propres formes, incorporation et, tout au moins, dans le cas le plus doux, exploitation. » Tout fait, accompli dans le monde organique, est intimement lié aux idées de subjuguer, de dominer[2]. ». Il en est de même dans le monde social. — On ne voit pas cependant, répondrons-nous, dans le règne organique, que la respiration soit une domination, que le mouvement spontané de l’enfant qui joue soit une domination. On ne voit pas non plus que la génération soit une exploitation. Nietzsche fait de la faim l’unique moteur et oublie l’autre face de la vie physique, la génération, l’amour. Voilà qui efface d’un trait de plume, outre une moitié de la vie physique, toute la vie intellectuelle (penser n’est pas détruire), toute la vie morale et sociale (s’unir à autrui n’est pas détruire).

Ainsi se révèle à nous l’erreur fondamentale du système de Nietzsche : je veux dire la conception exclusivement égoïste de la vie, non seulement de la vie physique, mais même de la vie intellectuelle et morale. Dans un de ces nombreux projets qui traversaient son cerveau en feu, Nietzsche voulait consacrer dix années de sa vie à étudier l’histoire naturelle pour corroborer son système moral et social. Que ne l’a-t-il fait ? Au bout de quelques mois seulement d’étude sérieuse, il aurait vu ce système tomber devant la réalité. Mais, pour la biologie comme pour la sociologie, il en est resté à la période de l’ignorance, de cette heureuse ignorance qui fait les sibylles, les devins, — et même les poètes.

Alfred Fouillée.
  1. Par delà le bien et le mal, trad. franc., p. 217.
  2. Généalogie de la morale, § 12.