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Du moins la vie des véritables sauvages est-elle simple et facile : la nôtre devient sans cesse plus misérable en même temps que plus laide. « Rien n’est plus ridicule que la satisfaction que nous prétendons éprouver de notre vie sociale d’à présent, où, d’une façon générale, les hommes s’épuisent de fatigue aujourd’hui afin de gagner de quoi s’épuiser de fatigue encore demain. Et c’est cette forme de la vie sociale que nous rêvons de répandre par le monde, tandis que nous parlons avec dédain de la vie relativement aisée et heureuse des peuples que nous appelons non-civilisés ! En réalité, un état où le progrès se mesure parle développement des usines, et, du même coup, par la production croissante de régions comme le Pays noir, d’un tel état l’humanité devrait chercher à s’échapper le plus vite possible. »

Mais surtout, d’après M. Spencer, notre retour à la barbarie se manifeste dans notre « manie éducationnelle, ayant pour devise : Lumière, Science, Instruction. » L’humanité s’abrutit plus profondément par l’instruction que par l’ignorance ; elle s’abrutit et, en même temps, se pervertit, ne profitant guère de ce qu’on lui apprend que pour mieux désapprendre l’honneur et la probité. A côté des criminels-nés, sans cesse grandit le nombre de ceux qu’aveugle et déprave une instruction inutile. Les anarchistes, par exemple, ne se recruteraient point comme ils le font « sans les facilités de communication que leur donnent la lecture, l’écriture, et une certaine quantité de connaissances qu’on leur a mise entête. » De toutes les plaies dont nous souffrons, aucune n’est plus funeste que la « rupture d’équilibre entre le développement de l’intellectualisation et celui de la moralisation. »


Cette rupture d’équilibre, et le fatal aveuglement qui nous empêche de vouloir la faire cesser, tout cela repose sur une erreur dont M. Spencer nous dit que lui-même a très longtemps tardé à s’en rendre compte. L’erreur consiste en ce que « nous avons identifié l’esprit humain avec l’intelligence. » Nous avons attribué à la pensée une importance qu’elle est loin d’avoir dans notre vie intérieure. Et nous avons tout subordonné au culte de cette intelligence, qui, en réalité, ne joue, ne peut et ne doit jouer qu’un rôle secondaire. L’élément principal de l’esprit humain n’est pas l’intelligence, mais le sentiment : le sentiment sous sa double forme de la sensation et de l’émotion. Seul le sentiment constitue notre véritable connaissance du monde et de nous-mêmes, seul il nous fait agir, et nous donne la conscience de vivre. « L’émotion est la maîtresse, l’intelligence n’est que sa servante. »