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l’Autriche disposait le plus souvent. » Il aimait mieux Kiel entre les mains du Danemark que dans celles d’un nouveau principicule suspect ou ennemi. Mais il pensait qu’il avait une solution meilleure : annexer les Duchés à la Prusse.

Des obstacles formidables s’élevaient contre ce dessein. Le Roi, la Reine, le Prince héritier, d’accord en cela avec le parlement prussien et la Diète, voulaient établir la souveraineté d’Augustenbourg dans les Duchés délivrés ; les puissances européennes, conduites par l’Angleterre, manifestaient leur intention d’exiger le respect du traité de Londres. Bismarck avait donc à lutter contre son souverain, contre son parlement, contre la Diète, contre l’Europe.

Le plus orgueilleux et le moins vaniteux des politiques, il avait conscience de sa force, et sentait que son habileté ; dans l’allaire de Pologne et du Congrès l’avait considérablement accrue. Il y avait gagné ce que Napoléon III y avait perdu. L’Empereur s’était séparé de la Russie, sans avoir trouvé une compensation dans l’amitié de l’Angleterre. Lui, avait su obtenir les bonnes grâces des Anglais et conserver l’amitié russe en acquérant par-dessus le marché celle de Napoléon III. En réalité, la sottise polonaise n’avait profité qu’à lui. À l’intérieur, son influence sur le Roi s’était fortifiée à mesure que s’était exaspérée l’hostilité du parlement ; il était l’homme nécessaire encore plus que le jour où le Roi avait déchiré son acte d’abdication. Par toutes ces raisons, il crut qu’il pouvait oser beaucoup et aucun obstacle ne lui parut insurmontable.

Son audace excluait rarement la prudence. Il en manqua pourtant au premier moment et éventa trop tôt son projet. Dans une réunion des ministres prussiens, il dit au Roi : « Chacun de vos aïeux, sans excepter votre frère, a agrandi l’Etat. Frédéric-Guillaume IV a acquis Hohenzollern et le territoire de la Jahde, Frédéric-Guillaume III la Province rhénane, Frédéric-Guillaume II la Pologne, Frédéric II la Silésie, Frédéric-Guillaume Ier la vieille Poméranie antérieure, le Grand-Electeur la Poméranie postérieure avec Magdebourg et Minden. Faites comme eux : prenez les Duchés danois. » Les ministres gardaient un silence de stupéfaction ; le Prince royal levait les mains au ciel. Le Roi ordonna qu’on rayât ces paroles au procès-verbal, pensant qu’il serait agréable à Bismarck que de tels propos ne fussent pas conservés, mais celui-ci exigea qu’on les réintégrât.