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pas homme à s’arrêter aux apparences contradictoires de sa conduite. Quant au danger de voir les discussions de la Conférence s’égarer sur la question française, il comptait sur son ascendant pour maintenir le programme strictement déterminé par ses soins, et d’ailleurs, s’il entrevoyait quelque tendance à s’en écarter, il se tenait prêt à susciter, au besoin, un incident qui empêcherait notre plénipotentiaire d’arriver à Londres.

Lorsque cette proposition nous fut faite par l’Angleterre, le gouvernement de Bordeaux ressentit d’abord une certaine défiance. Elle semblait venir du Foreign Office, mais son origine allemande, bientôt devinée, nous la rendait suspecte. Puis, ne serait-on pas surpris que, dans ces jours sinistres, nous allions discuter à Londres la neutralité du Pont-Euxin ? Convenait-il à la France d’assister impuissante à l’abrogation inévitable d’une clause qui était le prix de ses victoires de Crimée ? Mais quoi ? d’autres considérations nous engageaient à ne point refuser de siéger auprès des Puissances : celles-ci ne verraient-elles pas dans cette réserve un blâme anticipé de leur résignation et le germe de réclamations futures ? Ne se trouveraient-elles pas de plus en plus autorisées par cette conduite blessante et suspecte à s’éloigner davantage encore de nous ? et surtout, en nous abstenant de paraître à la Conférence, n’encourrions-nous pas le reproche d’aggraver notre position et de nous exclure nous-mêmes du concert européen ?

Je crois bien toutefois que, malgré ce dernier motif, nous eussions décliné cette ouverture, si une pensée supérieure, singulière peut-être, mais enfin très séduisante, n’eût dominé nos incertitudes. M. de Chaudordy et M. Gambetta avaient conçu le plan d’une manœuvre ingénieuse et hardie : ils entendaient accepter sans observation de prendre part à la Conférence ; puis, charger notre plénipotentiaire d’amener, soit par des combinaisons délicatement concertées, soit par un dramatique incident de séance, la question formidable et palpitante, la nôtre, au milieu du cénacle des Puissances. Peut-être s’imposerait-elle d’elle-même, par sa propre force, en dépit du programme : sinon, la tactique habile ou la parole vibrante de notre représentant devrait en évoquer l’émouvant prestige. On n’avait pas oublié que Talleyrand, en 1815, et Cavour, en 1856, avaient su, avec un art admirable, élargir le cercle des discussions d’un Congrès et obtenir ainsi un succès que le protocole rigide n’avait pas prévu.