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se trompaient point. Les nouvelles que vous me donnez de vos plaisirs, de vos études et de votre santé (dont vous ne me parlez pas, mais j’en juge pas conjecture), m’ont été infiniment agréables. Je vous félicite d’obtenir de si beaux succès dans la charade ; c’est pourtant un plaisir auquel il ne faudrait pas trop s’abandonner : l’habitude de se déguiser, de se farder, de jouer des rôles, quelque innocente qu’elle soit à votre âge, en soi n’est pas bonne. Je suis donc bien sûr que M. De Latour et la Reine auront, à cet égard, calmé et contenu l’entraînement des camarades et le vôtre. Il y a des plaisirs dont la continuité vaut mieux que celui-là, mais vous remarquerez que c’est la continuité seule que je blâmerais.

Au surplus, si vous avez le temps dont nous jouissons sur les bords de la Garonne, je vous plains, et je vous trouve très excusable de chercher des distractions dans la comédie désordonnée qu’on appelle charade. Mais c’est donc un très grand bonheur pour vous d’être resté à Saint-Cloud ? Imaginez-vous quelle prison c’eût été pour la colonie que le château d’Eu, avec ces pluies incessantes ! Au moins, à Saint-Cloud, vous avez des spectateurs et du plus haut bord. Au château d’Eu, il vous aurait fallu jouer devant M. le maire, M. l’adjoint, et tous les pères conscrits de l’endroit : cela n’aurait pas été supportable.

Peut-être prenez-vous le mauvais temps en patience sur les bords de la Seine : dans la Gironde, le mauvais temps, la veille de la vendange, est une calamité publique. Encore huit jours de pluie, et c’est, pour ce département-ci, une différence de 40 à 50 millions en moins. Aussi l’anxiété est-elle générale : le commerce des vins est à peu près, aujourd’hui, la seule richesse de ce pays, auquel Marseille a enlevé la commission du Midi, et Le Havre toutes les relations coloniales. Mais cette ressource est encore immense, à condition que le Ciel ne mettra pas trop d’eau dans leur vin.

Quoi qu’il en soit du temps, mon cher Prince, je suis ici depuis lundi à quatre heures et j’y reste jusqu’à demain jeudi à cinq heures du matin. J’ai voulu voir en détail cette belle cité et je ne me lasse pas de l’admirer. Les quais ont une lieue de long et forment une admirable courbe sur la Garonne, qu’ils embrassent dans une immense ceinture de bâtimens magnifiques. Imaginez-vous que vous n’avez rien vu de pareil, ni à Rouen, ni au Havre, ni à Paris, ni à Cherbourg ; cette position d’une ville