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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 15.djvu/361

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fils d’un simple apothicaire de Lyon, et se nommait François Bouchard. Le prétendu vicomte avait, dans sa jeunesse, exercé ses talens en plusieurs métiers successifs, dont l’un au moins lui attira quelques désagrémens : en l’an 1660, un arrêt de la Cour des Aides le condamnait au bannissement à vie pour crime de fausse monnaie. Il revint cependant en France, on ne sait trop comment, fut repris par la suite et mis à la Bastille, où il passa huit mois ; un peu plus tard encore, on le retrouve, par ordre de justice, relégué en Basse-Normandie. C’est au cours de cette existence agitée et nomade, qu’un soir, dans un souper chez le comte de Gramont, — qui l’avait fait venir pour « dresser des figures, » c’est-à-dire tirer l’horoscope des membres de la société, — il rencontra le duc de Luxembourg[1], Il amusa par sa faconde la fantaisie du grand seigneur et l’éblouit par sa science supposée. Si bien que, peu après, par l’intermédiaire de Louvois, Luxembourg obtenait la grâce entière du personnage, et l’attachait à sa maison, où il le conserva douze ans, sans titre et sans emploi bien nettement définis.

A vrai dire, les fonctions essentielles du vicomte étaient de celles dont on ne se vante pas. Elles consistaient surtout à écouter aux portes dans les salons et dans les ministères, à rapporter au maréchal les propos qu’il avait surpris, et à servir sous-main les desseins de son maître en mille intrigues galantes, mondaines ou politiques. On trouva parmi ses papiers un chiffre dont il se servait pour correspondre avec le duc ; ce n’était, assure ce dernier, que pour pouvoir narrer plus librement la menue chronique de la Cour ; mais certaines bribes de phrases que l’on parvint à déchiffrer donnèrent à supposer que ces rapports confidentiels avaient une portée plus sérieuse. À ce métier

  1. Lettre du duc de Luxembourg sur son emprisonnement à la Bastille. Cette lettre se trouve imprimée à la suite des Mémoires pour servir à l’histoire du maréchal de Luxembourg, ouvrage publié en 1758, par ordre des descendans de Luxembourg et sur les manuscrits qui étaient en leur possession. Bien qu’elle ne porte pas de date, il est certain, d’après quelques passages, qu’elle fut écrite pendant l’année d’exil qui suivit l’acquittement du maréchal. Son authenticité ne paraît pas contestable. J’ajoute qu’on doit, dans une large mesure, la regarder comme véridique. Il est bien sûr que son auteur, comme il est naturel, présente les faits sous le jour le plus favorable ; mais, sur tous les points, et ils sont nombreux, où l’on peut contrôler le récit au moyen des pièces officielles tirées des Archives de la Bastille, la narration de Luxembourg est reconnue exacte, dans le fond comme dans les détails. Cette lettre constitue donc un document de premier ordre, auquel j’ai fait déjà quelques emprunts, et dont je ferai encore plus d’usage dans la suite de cette étude.