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celle des glaces de Versailles où M. Lobre fait voir les mille reflets d’un buste de marbre jauni ou d’un lustre de cristal rose, et, pour jouir d’un coin de Nature, il faut à notre œil de plus utiles et plus vivantes eaux.

Enfin, voici l’Eau la plus dédaignée, la plus piétinée, la plus humble : la flaque d’eau dans l’ornière du chemin. Rien ne l’a préparée, sinon la pluie et les pieds des chevaux ; personne n’y prend garde, sinon pour l’éviter. Le passant qui suit la route défoncée n’a pas un instant la pensée qu’il puisse y avoir là un motif d’art, et, si l’on le priait de la représenter sur une toile, il le ferait par une tache d’un brun sale, par de la boue. Qu’un artiste s’arrête, la regarde attentivement : il y verra autre chose.

M. Thaulow y a vu le soleil couchant et des arbres et tout un coin de l’immense nature. Et il l’a peinte avec le même soin et le même bonheur que cette Porte de Marbre, qui donne son nom au tableau. L’antithèse est saisissante. Ici, du marbre, ce qu’il y a de plus précieux dans le monde, la matière dont on fait les autels, les figures des héros et des dieux ; là, ce qu’il y a de plus vil, ce qu’on jette au paria : de la boue. Mais le marbre dur et glacé ne reflète rien. Il se tient dans la nature comme ce qui est parvenu depuis des siècles à la plus haute dignité dans le règne de la pierre, mort, froid, figé dans son isolement, n’acceptant rien de la végétation qui l’entoure, s’échauffant à peine au soleil qui l’éclaire, ne participant plus à la vie de tout ce qui autour de lui fleurit, se fane, s’effeuille et meurt…

Mais cette flaque d’eau, au pied de la Porte de Marbre, il ne faut pas la dédaigner. Il y a en elle un pouvoir sublime qui est tout le pouvoir dont se puisse enorgueillir la pauvre âme humaine : c’est de refléter le ciel. Autant qu’un miroir de Venise dans son cadre damasquiné, cette eau de pluie, dans sa gaine de boue, peut réfléchir les rayons d’en haut. Il y a en elle la capacité de recevoir l’image des corps des dieux, si des dieux viennent à planer au-dessus. Il y a en elle de quoi reproduire les plus glorieuses teintes du soleil et des nuages, c’est-à-dire, en somme, de tout ce que nous avons imaginé de plus beau pour accompagner les visions des saints ou des puissans de ce monde : la splendeur des nuages rouges au couchant. Tout cela se voit, ici, dans deux ou trois centimètres de peinture, en ce coin de tableau, sur ce chemin ombragé, le long d’un vieux mur de parc, déjà semé de feuilles mortes, vu au moment où la rouille