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s’égale aux plus hautes, aux plus grandes parmi les figures immortelles de la douleur. Jérusalem n’était pas plus noble, pleurant elle aussi sur la route, et désormais, non moins que dans le psaume du Roi-Prophète, on entendra toute la souffrance humaine chanter et gémir dans la frêle ritournelle d’un chemineau allemand.

Rien ne borne le domaine du lied et son pouvoir. Il règne à la fois sur l’âme et sur la nature, ou l’univers ; il nous prend, il nous tient par le dehors et par le dedans de nous. « Mehr Ausdruck als Malerei, » disait le Beethoven de la symphonie Pastorale : « plus d’expression que de description. » Le lied exprime et décrit tour à tour, quand ce n’est pas en même temps. Schubert et Schumann, les deux maîtres sans pareils du lyrisme allemand, le sont peut-être, l’un d’un lyrisme plus pittoresque, l’autre d’un lyrisme plus intime et plus personnel. Mais ils ont, l’un et l’autre, mêlé, fondu la vie de l’âme et celle des choses dans les plus beaux de leurs chants. Des exemples aussi nombreux que célèbres en témoigneraient. Parmi les chefs-d’œuvre familiers de Schumann, il suffirait de rappeler le cycle entier de l’Amour du Poète ; et le Waldgespräch (la Sorcière), que la cantatrice allemande a fait si mystérieux et si âpre ; enfin cette enivrante Frühlingsnacht, qu’elle a comme emportée dans le tourbillon de toutes les brises, de tous les parfums et de tous les désirs du printemps.

Schubert également, alors même qu’il décrit et qu’il peint, a des retours ou des rentrées en soi qui sont admirables. C’est le poignant : « Mein Herz ! Mein Herz ! » de la Poste, que nous citions plus haut. A la fin du Poteau indicateur, c’est la strophe suprême et pour ainsi dire intérieure, après les strophes pittoresques ; la strophe assombrie, attristée jusqu’à la mort par la vision ou plutôt par la pensée d’un autre poteau, qui marque à l’horizon non plus du paysage, mais de la vie, un chemin inévitable et sans retour.

D’un bout à l’autre du siècle et jusque chez les maîtres contemporains du genre, les Brahms et les Richard Strauss, les deux courans, ou les deux esprits, se partagent le lied allemand. Liszt a donné dans sa Loreley (sur les paroles d’Henri Heine) un magnifique exemple de cette harmonieuse dualité. C’est d’abord un tableau que ce lied, et puis c’est un poème, presque une méditation. Debout sur un rocher qui domine le fleuve, la fille du Rhin peigne sa chevelure d’or avec un peigne d’or. Elle chante et son chant attire le pêcheur et le perd. Voilà pour l’élément pittoresque, dramatique de la scène, et la musique l’a vivement rendu. Tout est sensible à notre oreille, et presque même à nos yeux. Nous entendons, nous voyons le paysage et la vierge