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voyé de juridictions en juridictions, sentant le droit blessé, multipliant ses plaintes et ne trouvant nul écho, les griefs s’accumulent, et, tandis que chez quelques-uns la colère éclate, la plupart se lassent d’une campagne inutile ; l’énervement et le sentiment de l’impuissance préparent le découragement et le propagent. Dans la crise que traversent les peuples modernes, et particulièrement la France, il est très nécessaire, je dirai plus, il est d’une absolue urgence, de relever les courages et de faire comprendre au citoyen ce qu’il peut tirer des lois. Faciliter aux plaignans l’accès de la justice, c’est peut-être l’œuvre la plus démocratique qui puisse être accomplie, et c’est une de celles dont les élus de la démocratie ont le moins de souci.

Le droit, dans son principe, est une force abstraite. Pour se développer, se répandre et s’emparer de l’âme des hommes, il lui faut une forme sensible. Cette forme, c’est le libre accès du prétoire ; ce sont les sanctions visibles. S’il n’y avait pas eu de juges à Berlin, est-ce que le meunier de Sans-Souci aurait eu le sentiment de son droit ? Berryer, demandant, en 1852, des juges pour châtier une violation de la propriété, s’écriait : Forum et jus ! Lorsque nous mesurons le rude chemin à parcourir pour obtenir justice, quand nous voyons méconnues la liberté individuelle et l’inviolabilité du domicile, quand nous sentons combien est précaire notre droit de propriété en face des perquisitions et des saisies de lettres à la poste, lorsque nous constatons que toutes les revendications sont paralysées par l’action combinée de lois inextricables interprétées par le Tribunal des conflits, notre premier mouvement est de répéter avec notre grand orateur, le mot de Tacite et de dire aux juges : Donnez-nous audience ! Forum et jus ! Nous avons besoin d’aller plus loin, de porter nos regards en avant, de nous élever au-dessus des jurisprudences contestables et des arrêts contradictoires pour appeler de nos vœux le jour où, — à la suite de fécondes études et sous l’impulsion de tous ceux qui respectent le droit, — entrerait en vigueur une législation protectrice, d’une forme claire comme la pensée française, et assurant enfin à la liberté individuelle ce qu’elle n’a jamais connu parmi nous : des garanties.


Georges Picot.