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l’oracle, l’arbitre, le pontife et le consolateur. Il a des diagnostics infaillibles, des paroles toutes-puissantes, et sa vue seule guérit. « Monsieur le docteur, dit superstitieusement une jeune fille de roman-feuilleton, un médecin est plus qu’un prêtre, on doit tout lui dire, et l’on doit espérer que ce qu’on lui dira mourra avec lui. » Et voilà, du même coup, le prêtre déchu de son rôle, et le docteur dans le confessionnal, à la place du confesseur !


VIII

Le roman-feuilleton montre donc bien véritablement les types humains et sociaux à travers toute une série de verres colorans, où se teinte et se déforme la vie. Il y a, à l’heure qu’il est, une Humanité de roman-feuilleton comme il y avait autrefois une Humanité de comédie, et toute la question est de savoir si la foule des lecteurs et des lectrices voit, en réalité, les hommes et les choses à travers ces lunettes que le roman-feuilleton lui met devant l’esprit. Mais le doute est-il même permis ? Le roman-feuilleton apprend aux foules à mal juger de l’homme d’Église, et n’est-ce pas leur façon d’en juger ? Le roman-feuilleton leur montre un soldat vaillant, coutumier de bons mots et de grands actes, et n’est-ce pas le soldat qu’elles voient encore ? Le roman-feuilleton représente un homme et une femme du « monde » pervertis jusqu’au crime, et n’est-ce pas justement la vision populaire ? Le roman-feuilleton met en scène des ouvriers et des ouvrières admirables, et n’est-ce pas ce que voit la foule, ce qu’elle aime à voir, et ce qu’elle se délecte à croire ? Le roman-feuilleton plaide pour la fille-mère, et légitime ou poétise son inconduite. N’est-ce pas également ce que fait la multitude ? Le roman-feuilleton montre des savans et des artistes toujours sublimes, des juges toujours iniques ou fourvoyés, et qu’y a-t-il, à l’heure qu’il est, de plus populaire que le savant, l’artiste et le médecin ? Ne sont-ils pas les dieux du jour ? Enfin, quel est le procès criminel où l’on ne veut pas voir une erreur judiciaire, et le malfaiteur où l’on ne cherche pas un martyr ? On ne voit plus, dans les journaux, que des réhabilitations de condamnés, des interviews de forçats questionnés par des reporters élégiaques qui les présentent aux lecteurs comme des victimes mystérieuses. C’est un entraînement, un sport, et les pouvoirs publics, dans une certaine mesure, se prêtent même à la poussée. Le