Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/339

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du travail, et de ses rapports avec la destinée de l’homme.

Nous disons bien : la destinée de l’homme ; et, en effet aussi, ce qui n’était ni moins difficile, ni moins long, ni moins capital, c’était de changer le sens ou l’orientation de la vie. Le fond de la morale antique, c’était, en termes de philosophie, « la recherche du souverain bien, » ou, dans un langage plus explicite, l’organisation de la conduite en vue de l’expansion du déploiement et de la réalisation de la vie. Vivere primum, deinde philosophari. L’individu n’avait de valeur qu’en l’onction de la vie ; sa grande affaire était de vivre ; et peu importait qu’il vécût d’une manière ou d’une autre, si d’ailleurs il vivait pleinement. En de telles conditions, ses « semblables » n’étaient point des « pareils » ni surtout des « égaux, » mais les instrumens de son bien ; et c’est ce qu’exprime le vers fameux du poète : humanum paucis vivit genus. La grande révolution morale opérée par le christianisme a été, rien qu’en plaçant l’objet de la vie hors d’elle-même, au delà d’elle, et dans la réalisation d’un idéal donné comme actuellement inaccessible, de fonder l’égalité des hommes sur l’identité de leurs devoirs et de leurs obligations. « Nous paraîtrons tous devant le tribunal de Dieu, dit saint Paul, pour y répondre de notre vie. Il faut donc que nous en ayons la disposition libre, car nous devons disposer des choses dont nous sommes responsables. » [Bourdaloue : Sermon sur les devoirs des Pères.] Cette leçon, qui devait émanciper le fils du pouvoir même de son père, et le citoyen de la tyrannie de l’Etat ou de la Cité, devait nécessairement, plus tôt ou plus tard, émanciper l’esclave du pouvoir de son maître. « Nous devons disposer des choses dont nous sommes responsables : » et nous ne sommes faits ni pour les autres, ni les autres pour nous, mais les uns pour les autres, et tous ensemble et chacun pour travailler à l’œuvre commune de notre salut. C’est ce qui achève d’expliquer la nature de l’action de l’Eglise dans la question de l’esclavage. Ce qu’elle s’est d’abord efforcée d’assurer dans la famille antique, et sans rien ébranler de ce qu’on pouvait croire essentiel à la stabilité de la société politique, — l’Eglise, à ce sujet, n’ayant point de « mission » comme Église, — c’est la liberté spirituelle de l’individu, c’est la facilité de remplir ses obligations de chrétien, c’est la possibilité de « disposer des choses dont il était responsable. » Et il était évident, il l’est du moins aujourd’hui pour nous, que, de cette liberté toutes les autres devaient s’ensuivre, y compris la première