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intérieur, que, bien loin d’être en général un instrument de progrès dans l’histoire, nous voyons que la solidarité n’a toujours ou presque toujours servi qu’à entretenir, perpétuer, et justifier les plus impitoyables des traditions conservatrices. Les planteurs de l’Alabama ou du Mississipi sont encore aujourd’hui convaincus que, la prospérité de l’industrie cotonnière, par exemple, étant solidaire du travail servile, on leur a donc fait, en abolissant l’esclavage des noirs, un tort irréparé, et sans doute irréparable. Et, chez nous, quel est le principal obstacle qui s’oppose à la solution des questions relatives au régime du travail, si ce n’est la solidarité que l’on croit qui existe entre les conditions actuelles du travail, à un moment donné de l’histoire, et la prospérité des industries qui se sont développées à la faveur, ou quelquefois fondées sur l’existence de ces conditions ? On pourrait également soutenir, — et ce ne serait pas du tout une mauvaise plaisanterie, — que la prospérité des médecins est solidaire de la fréquence et de la gravité des maladies ; celle des avocats du nombre des plaideurs et de la complication des procédures ; et pourquoi pas celle des politiciens solidaire de l’ignorance ou de l’aveuglement du corps électoral ? Considérée de ce point de vue, qui semble assez conforme à la vérité des choses, la solidarité dans les sociétés humaines n’est peut-être qu’un autre nom, ou une forme plus complexe et plus organique de la concurrence. La fortune de nos distillateurs étant solidaire du nombre des consommateurs d’alcool, il importe peu que l’alcool soit un « poison » pour les pauvres diables qui le boivent, s’il est un « aliment » pour les producteurs qui le fabriquent, et un revenu pour le gouvernement qui l’ « exerce. » Ce qui revient à dire qu’aucun progrès, ni social, ni moral, ne se serait réalisé dans l’histoire, si l’on en avait cru la solidarité des intérêts. Allons plus loin ! C’est contre la solidarité de ces intérêts que presque toutes les révolutions se sont faites. Elles se sont proposé de « désolidariser » ce qu’on avait jusqu’à elles regardé comme évidemment, étroitement, nécessairement solidaire : la royauté d’avec le droit divin, l’autel d’avec le trône, la religion d’avec la politique, le régime du travail ou de la propriété d’avec la stabilité de la société. Et de tout cela ce qui résulte, c’est qu’on ne saurait fonder une morale sur la solidarité toute nue, qu’on la nomme d’ailleurs mécanique ou organique ; c’est que la solidarité, dont on n’a garde