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République, il ne pouvait en partir que sur un ordre de son gouvernement. Et c’est évidemment ce qu’il dut faire.

En tout cas, il ne perdit de vue aucune des dispositions qu’il avait arrêtées, et il rappela au gouverneur toutes celles qu’il lui avait dictées pour assurer la tranquillité de l’île, dont il le rendait responsable. Il lui fit réunir toutes les autorités de la ville, expédier des télégrammes dans l’intérieur, et il décida que l’occupation aurait lieu le jeudi 7 novembre à huit heures du matin. Quand même il serait vrai que le Sultan eût cédé sur tous les points, cette occupation, si courte que pût être sa durée, était devenue nécessaire pour changer à notre égard l’attitude du monde musulman, qui commençait, dans tout l’Orient, à sourire de notre trop longue patience.

Et c’est un fait accompli : une garnison française est à Mytilène !

Il y a aujourd’hui quatre cent quarante années que les Turcs règnent dans cette île, au milieu d’une population aux trois quarts grecque qui se réjouit de notre arrivée. Quatre cent quarante années, quatre siècles et demi, c’est peu de chose en somme dans le recul des âges, sur cette vieille terre d’Orient. Il y a quatre cent cinquante ans, Jeanne d’Arc venait de chasser les Anglais de notre doux pays de France ; Jacques Cœur, le restaurateur de notre marine et de notre commerce, créait des comptoirs dans le Levant où notre situation était toujours demeurée privilégiée, malgré nos malheurs, malgré l’envahissement croissant du monde musulman. Il y a quatre cent cinquante ans, l’Occident était sorti depuis longtemps de la période de barbarie ; en Orient, après plus de mille ans de résistance contre tous les barbares qui menaçaient l’Europe, l’empire grec tombait et la civilisation reculait. Mahomet II s’emparait de Byzance, d’Athènes, de Corinthe, et, poursuivant ses conquêtes, ne laissait derrière lui que villes saccagées et ruines fumantes. Quand il pénétra à Mytilène, il détruisit tout ce qui rappelait encore l’ancienne splendeur de cette riche cité, déchue déjà. Puis il fit empaler le gouverneur, Génois d’origine, et tous les notables du pays ; trois cents défenseurs furent sciés en deux. Aujourd’hui le contre-amiral français aurait bien volontiers invité à dîner le gouverneur ottoman, si cette invitation n’avait semblé une ironie.

Il est enchanté, notre amiral. Tout a réussi admirablement : la brise de Nord-Est qui depuis longtemps agitait la mer et aurait