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du luxe et du crédit. D’une façon ou de l’autre, le bourgeois est en état de donner, tandis que le petit noble de la Lorraine ou de la Beauce en est réduit à recevoir ; et c’est ce qui complète la leçon de l’histoire. Le pain manque dans les gentilhommières comme dans les chaumières. Lorsqu’on est resté deux jours sans manger, on accepte l’aumône ; au bout de trois jours, on la demande, à cause des enfans. Décadence des uns, ascension des autres jusqu’à ce que leur tour vienne : c’est toujours la même chose depuis que le monde est monde.

Dernier détail, et le plus significatif peut-être. Il n’est pas question dans les Mémoires du temps[1] de ce qui fut l’œuvre principale de Vincent de Paul. Leurs auteurs se feraient conscience d’oublier une intrigue de Cour ou une aventure scandaleuse ; mais des gens qui sont nus, qui ont faim, en quoi est-ce intéressant ? On évite d’en parler, on n’y pense pas. En 1652, année où la misère, à son comble, étreignait Paris, la mère Angélique écrivait de Port-Royal, avec une pieuse naïveté, à la reine de Pologne (28 juin) : « Hors le petit nombre de bonnes âmes qui s’appliquent à la charité, les autres sont autant dans le luxe que jamais. Le Cours et les Thuileries sont aussi fréquentés que ci-devant, les collations et le reste des superfluités vont à l’ordinaire... » Paris s’amuse avec la même fureur que si ses rues n’étaient pas remplies de spectacles affreux, « et ce qui est plus horrible, c’est qu’on ne peut souffrir que les prédicateurs prêchent la pénitence (lettre du 12 juillet). » Le défaut de pitié pour le miséreux était presque général ; on ne voulait pas être importuné de ce qui se passait dans les bouges.

Vincent de Paul et ses alliés luttèrent six ans. Pas une fois le gouvernement ne vint à leur aide, et la guerre continuait toujours ; pour une ruine relevée, les armées en faisaient dix autres. Le groupe des « bonnes âmes » qui avaient fait ces prodigieux sacrifices finit par être usé, pour ainsi dire, et il ne se renouvela point, malgré la source inépuisable de dévouement offerte par la Compagnie du Saint-Sacrement. Il avait été composé d’hommes et de femmes tellement exceptionnels, par le caractère aussi bien que par les idées, qu’il n’eut pas où se recruter pour boucher

  1. Sauf dans le Journal des Guerres civiles, de Dubuisson-Aubenay. Celui-ci mentionne à la date du 2 décembre 1650 les « grandes aumônes » envoyées en Champagne par Mme de Lamoignon et de Herse, « les sieurs de Dernières, Lenain, etc. »