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Nord. Après le surmenage et les agitations de nos villes, c’est un charme indicible que de goûter pendant quelques semaines, en compagnie d’hommes de science et d’esprit, un repos parfait et une complète quiétude, d’être exempt de toute fatigue, de toute préoccupation d’hôtel, de repas, de locomotion, d’être délivré des mille petits soucis de la vie quotidienne, et de n’avoir qu’à se saturer l’esprit des aspects grandioses de la nature polaire. C’est la meilleure des cures pour l’âme comme pour le corps. Et c’est aussi un avantage inappréciable que le sentiment de complète sécurité qu’on éprouve à affronter les dangers d’une croisière au Spitzberg sous la conduite d’un homme de l’expérience du capitaine Bade. Il nous exposa, à table, que le programme du voyage dépendait en grande partie des imprévus, auxquels il faut toujours s’attendre dans les régions polaires. Et si cette déclaration fit passer un petit frisson chez ceux qui s’étaient lancés légèrement dans l’aventure, elle ne fit que fortifier la confiance que nous avions tous dans le chef de l’expédition.

La terre de Norvège nous apparaît dès le lendemain du départ sous la forme de rochers grisâtres, nus et polis par les glaces des âges géologiques. Une petite embarcation nous amène le pilote. Ce pilote est un beau spécimen de la race scandinave : un vrai descendant des Vikings, un colosse aux épaules carrées, au teint bronzé par le hâle, à la chevelure touffue : c’est l’homme de confiance de Guillaume II : il dirige habituellement le yacht impérial dans les fjords de la Norvège. Il faut être doué d’une prodigieuse mémoire pour connaître à fond cet immense littoral découpé de golfes et de fjords dont les sinuosités, mises bout à bout, formeraient une ligne de côtes qui s’étendrait sur une distance égale, dit-on, à celle de Marseille au Japon. C’est un grand charme, au sortir de la méchante mer du Skager-Rack, de naviguer au milieu du dédale des îles qui protègent la côte de la péninsule Scandinave contre la houle de l’Océan : il semble qu’on vogue sur un lac sans fin, aux eaux calmes, limpides, reflétant comme un miroir les rochers et les montagnes. Mais cette navigation si pleine d’attraits est une des plus périlleuses et des plus compliquées qui soient au monde. Le pilote est nuit et jour sur la passerelle, tenant nos destinées entre ses mains, ou plutôt dans ses yeux de lynx. Toutes ses facultés se concentrent dans son regard fixé sur les points de repère. Il est, perpétuellement