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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/760

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des hirondelles, dont les petites ombres rapides tracent des hiéroglyphes par milliers sur la blancheur du sol. Tandis qu’au-dessous de nous, c’est toujours le vertige des cimes, la gigantesque houle pétrifiée, que l’on dirait encore en mouvement, qui a l’air de passer et de fuir...

A quatre heures, nous devions nous remettre en route ; mais où donc est Abbas ? Il était allé chercher nos bêtes, qui broutaient parmi les rochers d’alentour, et il ne reparaît plus. Alors on s’émeut ; tous mes gens, dans diverses directions, se mettent à battre la montagne ; bientôt leurs cris, leurs longs cris chantans qui se répondent, troublent le silence habituel des sommets. Enfin on le retrouve, cet Abbas qui était perdu ; il revient de loin, ramenant une mule échappée. Pour quatre heures et demie, le départ va pouvoir s’organiser.

J’avais demandé les trois soldats d’escorte que j’ai le droit, d’après l’ordre du gouverneur de Bouchir, de réquisitionner sur mon passage ; mais, comme il n’y en a pas dans le pays, j’ai accepté, pour en tenir lieu, trois pâtres d’alentour, et voici qu’on me les présente : figures sauvages, cheveux épars sur les épaules, types accomplis de brigands ; robes loqueteuses en vieilles étoffes d’un archaïsme adorable ; longs fusils à pierre, où pend un jeu d’amulettes ; à la ceinture, tout un arsenal de coutelas.

Et nous partons à la file, sur des éboulis, par des sentiers à se rompre le cou, en la compagnie obstinée d’un troupeau de buffles dont les cornes tout le temps nous frôlent. Dans l’absolue pureté de l’espace, les derniers lointains se détaillent ; l’énorme tourmente des monts et des abîmes se révèle entière à nous, s’étale docilement sous nos regards. Çà et là, dans les replis des grandes lames géologiques, un peu roses au soleil du soir, dorment des nappes admirablement bleues qui sont des lacs. Nous dominons tout ; nos yeux s’emplissent d’immensité comme ceux des aigles qui planent ; nos poitrines s’élargissent pour aspirer plus d’air vierge.

Vers l’heure du couchant, étant descendus, descendus d’environ cinq cents mètres, nous nous trouvons en vue tout à coup d’un plateau herbeux, vaste et uni comme une petite mer, entre des chaînes de montagnes verticales qui renferment dans leurs murailles. L’herbe, si verte, y est criblée de points noirs, comme si des nuées de mouches étaient venues s’abattre : les nomades ! Leur clameur commence de monter jusqu’à nous. Ils sont là par