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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/761

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milliers, avec d’innombrables tentes noires, d’innombrables troupeaux de buffles noirs, de bœufs noirs, Je chèvres noires. Et nous devrons passer au milieu d’eux.

Nous mettons une heure et demie à traverser péniblement cette plaine, où les pieds de nos bêtes s’enfoncent dans la terre molle et grasse. L’herbe est épaisse, plantureuse ; le sol traître, coupé de flaques d’eau et de marécages. Les nomades ne cessent de nous entourer, les femmes s’attroupant pour nous voir, les jeunes hommes venant caracoler à nos côtés sur des chevaux qui ont l’air de bêtes sauvages.

Si riche que soit ce tapis vert, étendu magnifiquement partout, comment suffit-il à nourrir tant et tant de parasites, qui ne vivent que de lui, et dont les mâchoires, par myriades, ne sont occupées qu’à le tondre sans trêve ? L’eau qui entretient ce luxe d’herbages, l’eau abondante et sournoise, cachée par les joncs ou les graminées fines, clapote constamment sous nos pas. Et tout à coup une de nos mules, les jambes de devant plongées jusqu’aux genoux dans la vase, s’abat avec sa charge ; alors un essaim de jeunes nomades, en tuniques noires, comme un vol de corbeaux sur une bête qui meurt, s’élance avec des cris ; — mais c’est pour nous venir en aide ; très vite et habilement ils détachent les courroies, débarrassent la bête tombée et la remettent debout ; je n’ai qu’à dire un grand merci à la ronde en distribuant des pièces blanches, que l’on ne me demandait même pas et que l’on accepte non sans quelque hauteur. Qui donc prétendait qu’ils sont mauvais, ces gens-là, et dangereux sur le chemin ?

Il est presque nuit quand nous arrivons au bout de l’humide et verte plaine, au pied d’une colossale muraille de roches surplombantes, d’où jaillit en bouillonnant une rivière qu’il faut passer à gué, dans l’eau jusqu’au poitrail des chevaux. Un village est là blotti dans un renfoncement, tout contre la base de l’abrupte montagne, un village en pierres, avec rempart et donjon crénelé : toutes choses que l’on distinguerait à peine, — tant il fait brusquement sombre sous la retombée de ces roches terribles, — si des feux de joie, qui flambent rouge, n’éclairaient les maisons, la mosquée, les murs et les créneaux. Autour de ces feux sonnent des musettes, battent des tambourins, et où entend aussi le cri strident des femmes : c’est une noce, un grand mariage.