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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/762

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Nous changeons ici notre garde, laissant nos trois bergers armés, venus avec nous du nid d’aigle de Myan-Kotal, pour en prendre trois autres, gens de la noce, qui se font beaucoup tirer l’oreille avant de se mettre en selle. Et la nuit est close quand nous nous engageons, pour quatre heures de route au moins, dans une forêt sombre.

Voici le froid, le vrai froid, que nous n’avions pas assez prévu, et, sous nos légers vêtemens, nous commençons à souffrir. Deux de nos nouveaux gardes, profitant des fourrés obscurs, tournent bride et disparaissent ; un seul nous reste, qui chemine à mes côtés et sans doute nous sera fidèle jusqu’à l’étape. Cette forêt est sinistre, et d’ailleurs mal famée ; nos gens ne parlent pas et regardent beaucoup derrière eux. Les vieux arbres, rabougris et tordus, tout noirs à cette heure, se groupent bizarrement parmi les rochers ; à la clarté indécise des étoiles, nous suivons de vagues sentes, blanchâtres sur le sol gris : il y a de tristes clairières qui rendent plus inquiétante ensuite la replongée sous bois ; il y a des trous, des ravins ; on monte, on descend ; tout est plein de cachettes et favorable aux embûches.

Une alerte, à dix heures : des cavaliers, qui ne sont pas des nôtres, trottent derrière nous, s’approchent comme s’ils nous poursuivaient. On s’arrête, et on les met en joue. Et puis on se reconnaît à la voix ; ce sont ces mêmes voyageurs qui nous avaient pris pour compagnons hier ‘au soir. Pourquoi avaient-ils disparu tout le jour, et d’où surgissent-ils à présent ? On accepte quand même de voyager ensemble, comme la veille.

Nous sortons de la forêt vers les minuit, pour entrer dans une lande qui paraît sans fin et où souffle une bise d’hiver. Il y a des choses très blanches, étendues sur le sol : des tables de pierre, des linceuls, quoi ? — Ah ! de la neige, des plaques de neige, partout !

Nous sommes enfin sur ces hauts plateaux d’Asie, vers lesquels nous montions depuis sept jours ; cette lande a tout l’air de voisiner avec le ciel, qui a pris l’aspect d’un vélum de soie noire, et où les étoiles élargies brillent presque sans rayons, comme si, entre elles et nous, quelque chose de très raréfié, de très diaphane, à peine s’interposait. L’onglée aux pieds, l’onglée aux mains, engourdis quand même d’un invincible sommeil après toute la fatigue amassée des précédentes nuits, nous connaissons ; pour la première fois depuis le départ, une vraie