Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/763

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

souffrance ; à chaque instant, les rênes s’échappent de nos doigts raidis, qui s’ouvrent malgré nous, comme s’ils étaient morts.

Une heure du matin. Tout engourdis et glacés, je crois que nous dormions à cheval, car nous n’avions pas vu poindre le caravansérail, et il est pourtant là bien près, devant nous, espèce de château fort aux murs crénelés, qui donne l’impression de quelque chose de gigantesque et de fantastique, planté tout seul au milieu de cette rase solitude ; alentour, des centaines de formes grisâtres, posées sur la lande, ressemblent à un semis de grosses pierres, mais il s’en échappe un vague bruissement de respiration et une senteur de vie : ce sont des chameaux couchés, et des chameliers gardiens, qui dorment roulés dans des couvertures, parmi d’innombrables ballots de marchandises. Deux ou trois routes de caravanes se croisent au pied de ce caravansérail fortifié ; il y a ici, paraît-il, un va-et-vient continuel, et sans doute, à l’intérieur, tout est plein. Cependant on nous ouvre les portes hérissées de fer, que nous avons fait résonner aux coups d’un lourd frappoir : nous entrons dans une cour, où bêtes et gens pêle-mêle gisent comme sur un champ de bataille après la déroute ; et plus rapide encore qu’hier, est notre écroulement dans le sommeil, au fond d’une niche en terre battue où nous nous étendons sans contrôle, insoucians de la promiscuité, des immondices, et de la vermine probable.


Mardi 24 avril. — Au soleil de neuf heures du matin, nous tenons conseil, mon tcharvadar et moi, dans le château fort, sous les ogives de la cour. Finies, les discussions entre nous deux ; bons amis tout à fait ; et il n’allume jamais son kalyan sans m’offrir un peu de fumée.

Même presse qu’hier au soir, dans cette cour. Mules couchées, mules debout ; milliers de sacs de caravane, toujours pareils, toujours en laine grise, rayée de noir et de blanc, et sur lesquels la terre des chemins a jeté sa nuance rousse : un ensemble qui est de couleur triste et neutre, mais où tranche çà et là quelque tapis merveilleux, étendu comme chose commune sous un groupe d’indolens fumeurs.

De mon conciliabule avec Abbas, il résulte que nous quitterons en plein jour ce château de Kham-Simiane, pour faire les dix ou douze lieues qui nous séparent encore de Chiraz. Le