Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/775

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour cause et pour justification des opinions vraies ; en un mot, que les idées avaient le suprême gouvernement des choses et méritaient de l’avoir. Je pense que ceci se voit de reste, et que tu as observé toi-même que toute affaire privée ou publique se faisait dans un certain but et pour une certaine raison. Voilà mon premier pas. Voici mon second. J’ai remarqué encore que toutes les idées se tenaient et dérivaient nécessairement d’une ou deux vérités premières, mathématiquement évidentes, et qu’ainsi toutes choses dans le monde, idées et actions, formaient un vaste système dont toutes les parties étaient nécessairement enchaînées.

Or, maintenant, tu vois aisément ma conclusion : j’aurais bien désiré agir ; mais où, comment, et pourquoi ? Je voulais agir raisonnablement. Mais quelles sont les actions raisonnables ? Je voudrais m’occuper de politique. Mais quel est le bon parti ? Je lis les raisons des deux ; j’écarte les bavardages, les déclamations, les sophismes, et au-dessous je ne trouve que des hypothèses gratuites, ou des thèses contradictoires, et surtout des raisons d’intérêt personnel. Par exemple, je lis, sur la propriété, M. Thiers, M. Proudhon, M. Cousin. Tous se réfutent, et fort bien sur ma parole ; M. Proudhon est encore le meilleur argumentateur. Mais ils savent détruire et non fonder. Pas un ne prouve sa propre opinion. M. Proudhon lui-même, le célèbre logicien, quand il veut construire, part d’une pure supposition, dont tout le monde peut à juste titre contester la vérité. J’entends donc de tous côtés des cris, des vanteries et des injures ; mais de bonnes raisons, nulle part. Comment donc faire, et pourquoi irais-je me mettre au service d’un parti plutôt que d’un autre ? Pourquoi me dévouerais-je à des dieux auxquels je ne crois point ? Pourquoi agirais-je en aveugle, et deviendrais-je le serviteur de tel autre aveugle ou de tel charlatan ? En vérité, je ne le puis. Je me suis trop habitué à n’admettre que les conclusions évidentes, pour agir sans croyances fermes. Je suis scrupuleux, quand il s’agit d’actes qui peuvent effectivement être utiles ou faire tort.

On veut que je laisse là les idées claires et que j’en croie le sentiment, c’est-à-dire que j’éteigne la pauvre petite lumière qui me guide encore, et que je m’aveugle afin de mieux voir. J’ai assez réfléchi sur moi-même et sur les autres pour être certain que les sentimens ne sont jamais qu’un composé de désirs et d’idées confuses et inexactes. Je ne sais pas pourquoi je me