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confierais à ces idées-là plutôt qu’aux opinions sans preuve que j’ai rejetées tout à l’heure. Quant aux désirs, ils n’expriment que mes intérêts personnels ; celui qui conseille de les écouter est pour moi semblable à l’homme qui m’engagerait à me servir de mes pieds pour entendre et de mes oreilles pour voir.

Que suit-il d’un pareil raisonnement ? C’est que, pour vivre en homme sensé, je dois m’occuper avant tout d’ordonner, d’éclaircir, de démontrer mes idées, n’admettant aucun des axiomes du bon sens vulgaire sans l’avoir prouvé. Bref, je veux m’entendre avec moi-même, voir clair dans mes croyances, pouvoir dire, quand on me demande mon opinion : la voici, et en voici les preuves. Je veux, par exemple, si je m’occupe de politique, savoir démonstrativement ce que c’est qu’un État, et un gouvernement, connaître la nature du droit, quel est l’avenir idéal des sociétés, de quel but doivent-elles se rapprocher sans cesse ; et ensuite savoir expérimentalement ce qu’est actuellement la France, ce que peuvent et ce que veulent ses diverses classes, etc. Si je vis dans de pareilles recherches, d’abord je ne ferai de mal à personne, ce qui est un très grand bien ; ensuite ma conduite sera conforme au raisonnement qui me paraît le plus juste, et de la sorte je serai d’accord avec moi-même ; et je désire avant tout mettre de la logique et de la suite dans ma façon d’être. Enfin il est possible et peut-être probable que ces recherches prolongées et assidues me mettront en possession de certaines vérités. Et, comme ce sont les idées qui gouvernent le monde, il n’y a rien de plus utile que de trouver des idées vraies.

Je conclus de là que ma vie ne sera nuisible à personne, sera d’accord avec elle-même, et peut-être utile à plusieurs. J’ajoute qu’une pareille conduite me délivrera de beaucoup de maux ; car les sottises qu’on tait, et les trois quarts des désirs et des passions ridicules qu’on éprouve, viennent d’idées fausses, et s’en vont quand cette racine est coupée. J’arriverai donc par là à ce que je désire par-dessus tout, c’est-à-dire à être le moins sot possible, et le moins malheureux qu’il se pourra ; chose fort rare et fort souhaitable dans cet étrange monde où nous nous remuons avec mille contorsions diverses, avant d’aller dormir éternellement dans le grand Peut-être qui viendra après.

Voilà, mon cher ami, le raisonnement qui peut m’excuser, si je suis excusable. Je m’aperçois qu’en te parlant de moi, j’ai rempli toute ma lettre, et que je n’ai pu t’entretenir de politique.