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qu’a sur lui son éducation, sa vie, le génie de sa nation, de son époque, son caractère, sa famille, tout se rapporte à cela. C’est un orateur fait pour la vie publique, qui, au moment où la vie publique est confisquée, se rejette dans le passé et le plaide, à défaut du présent. Précisément parce qu’à ce moment l’éloquence cesse et n’est plus pratiquée que dans les Ecoles, elle devient une rhétorique ; et l’éloquence de Tite-Live incline à la rhétorique. A titre d’orateur, il manque de cette curiosité philosophique, de ce besoin du vrai absolu et des généralisations vastes ; il est plus pratique, d’un esprit plus moyen, mieux équilibré, il va au but, à la morale, il donne des leçons de vertu. Il ne s’occupe pas de connaître les vraies origines, les vieilles mœurs ; il prend la plus belle tradition, et la développe avec majesté. A titre d’orateur encore, il n’est pas artiste dans le sens propre du mot. Il ne cherche pas à reconstruire des caractères, à voir le laid et le beau d’une nation ou d’un personnage, à saisir les particularités expressives ou caractéristiques, à peindre pour peindre, à laisser des figures et des traits arrêtés dans l’imagination du lecteur. Il ne songe qu’à plaider, à démontrer le courage de telle armée, la prudence de tel général. On le croirait toujours au Tribunal ou au Forum. Il connaît en habile orateur les grandes passions humaines, et les fait agir d’une grande manière, avec le souffle d’un Romain et le talent d’un Grec ; son histoire est pleine de mouvement et d’intérêt, et il a admirablement raconté les agitations de la place publique et les luttes des orateurs et des partis. Mais il n’a connu ces passions que d’une manière générale ; il les représente pareilles dans Romulus et dans Paul-Emile ; il connaît l’homme et non les hommes, il est psychologue plus qu’historien. Il a la plus grande ressemblance avec nos deux auteurs dramatiques du XVIIe siècle ; il est noble, régulier, raisonneur, analyste comme eux, mais, comme eux, il développe et raisonne toujours, il n’a pas cette inégalité, cette vivacité de l’imagination vraie. En un mot, c’est un esprit moyen entre la perfection et les grands défauts, mais sérieux, élevé, honnête, éloquent, et souvent grandiose, quand il songe à cette immense Rome qu’il voit autour de lui et à l’Univers conquis. Ce n’est ni Thucydide, ni César, ni Tacite, mais c’est plus que Polybe, Xénophon et Salluste.

Je m’aperçois que je m’oublie et que je t’oublie. C’est mon trop-plein qui dégorge, et je n’ai rien dit encore. Sois tranquille,