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de Juda ou du chaos : on nous a montré mainte raison d’espérer un renouveau des facultés religieuses, chez les héritiers qualifiés du védisme, du christisme, du mysticisme et du kantisme. Combien il reste à faire toutefois ! « Mehr Licht ! plus de lumière, » disait Goethe expirant ; c’est, une fois encore, le cri de désir qui s’échappe des lèvres balbutiantes d’un dévot du grand poète. Il n’aperçoit dans l’avenir qu’obscurité menaçante et perspectives de désastre, si le XXe siècle voit se fermer l’étroite et précaire échappée ouverte encore sur des destinées glorieuses pour la seule humanité digne de ce nom. Les Germains se créeront enfin une doctrine religieuse propre à les soutenir dans la lutte pour l’Empire du monde, ou ils achèveront de périr, noyés dans les races inférieures dont ils acceptent les notions empoisonnées.

Or, c’est là le problème que, placé, lui aussi, sous l’influence schopenhauerienne et wagnérienne, Frédéric Nietzsche se posait, dès sa jeunesse. Il cherchait alors, sous le nom de véritable culture allemande, une religion nouvelle, qu’il parut souhaiter d’abord spécifiquement germanique. Il en trouvait, lui aussi, les élémens dans la musique et dans la philosophie de sa nation : mais il ne mêlait pas le christianisme à ses spéculations romantiques. Gêné d’ailleurs par l’étendue même de son champ visuel, et par l’état précaire de sa santé, il n’est pas parvenu à dresser un édifice aussi cohérent dans ses parties que celui dont les Assises du XIXe siècle ont tracé du moins le plan. Les matériaux disparates qu’il a laissés sur le chantier dont il fut chassé par la maladie présentent le plus haut intérêt : il n’a pas eu le loisir ou la force d’opérer entre eux une sélection indispensable et de les assembler d’une main ferme, par un mortier résistant. Cet insuccès laisse une portée réelle à l’œuvre moins compréhensive, moins large et moins géniale, mais plus empirique, plus poussée et plus décidée dans la forme dont nous avons entrepris l’étude. Il nous reste en effet à examiner ce gage de salut et de triomphe, que M. Chamberlain entrevoit pour les siens dans la naissance, prochainement menée à bien après tant d’avortemens, d’une Religion spécifiquement germanique.


ERNEST SEILLIÈRE.