Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/917

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

est que, parmi tant de livres qu’on a composés sur l’Angleterre, il n’en est guère où l’on trouve plus de renseignemens et de toute sorte. Ajoutez que Saussure a encore une des qualités qui font le bon observateur et qui consiste à ne s’émouvoir de rien. Dans aucune occasion, il ne se départ de son flegme, de sa placidité et de son imperturbable « bonne foi helvétique. » Qu’il s’agisse d’une fête à la cour, d’une scène de taverne ou d’une rixe dans la rue, ce lui est tout un et il ne songe qu’à bien ouvrir ses yeux. Lui vole-t-on une tabatière de prix dans sa poche de veste bien boutonnée, son habit boutonné par-dessus sa veste, et tenant les mains sur les poches de son habit ? quelle preuve sans réplique de l’habileté des pick-pockets ! Il est à Tyburn auprès du gibet, au moment où bourreau, chirurgiens, gens du peuple se disputent les cadavres des pendus. « Tout cela forme une confusion et un tapage inconcevable, et assez amusant pour les spectateurs qui occupent un amphithéâtre bâti près du gibet pour la commodité des curieux ; les places sont payantes. » Telle est l’ordinaire bonhomie du conteur. D’ailleurs nul artifice de style, mais une narration unie où rien ne vise à l’effet. Nous sommes en confiance.

Or, ce tableau des mœurs anglaises au début du XVIIIe siècle est d’abord celui d’une effroyable corruption. Entendez ce mot de corruption en tous les sens. Dans la vie publique, il signifie vénalité. « Je trouve qu’un grand nombre d’Anglais sont fort intéressés et que l’on pourrait plutôt dire d’eux que des Suisses : point d’argent, point d’Anglais. C’est à ce défaut que la cour est redevable de la majorité dans le Parlement. » Dans la vie privée, il signifie immoralité. « Un homme et même un homme marié qui entretient une maîtresse ne s’en cache pas. On va de plein jour et nullement en secret dans les maisons de débauche. Un Anglais qui connaît bien son Londres m’a assuré qu’il y avait dans cette ville plus de quarante mille courtisanes. » La corruption s’étend aussi bien à toutes les classes de la société. Joueurs et ivrognes, les grands seigneurs ont des plaisirs ignobles, s’amusant à courir les rues la nuit et à se colleter avec les portefaix. L’ivrognerie est universelle. « Pendant le jour, c’est le petit peuple qui se grise d’eau-de-vie, d’eau de genièvre et de bière forte. Le soir et pendant la nuit, ce sont les personnes de tous les autres rangs qui boivent du vin de Portugal et du punch. » Eau-de-vie ou vin de Portugal, punch ou genièvre, les hommes, les femmes, les seigneurs, les artisans, les ecclésiastiques et les enfans eux-mêmes en boivent à en crever. Le peuple est d’une grossièreté inouïe. Quand on est proprement mis, impossible de passer dans une rue sans y être insulté et