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appelé vingt fois : French Dog. « C’est là leur injure ordinaire, et selon eux la plus forte, qui veut dire Chien de Français ; ils la donnent indifféremment à tous les étrangers. » Encore doit-on s’estimer heureux, si l’on n’a pas reçu à la tête quelque charogne en guise de projectile. La brutalité des gens du peuple éclate surtout dans le genre de réjouissances où ils se plaisent : faire battre les chiens, les coqs ou les humains. Saussure n’a pas manqué d’aller au « théâtre des gladiateurs. » Sa chance fit qu’il y fut régalé d’un combat bien extraordinaire. Ce furent deux femmes qui s’y battirent dans toutes les formes. Les deux championnes étaient une grosse Irlandaise qui paraissait forte et dégourdie, et une petite Anglaise toute pleine de feu, extrêmement adroite et agile. À la première reprise, l’Irlandaise reçut une grande balafre à travers le front. Le combat n’en continua qu’avec plus d’entrain. « Mais après avoir recommencé une cinquième attaque, la pauvre Irlandaise fut mise hors de combat par une longue blessure qui commençait sur l’os qui est au-dessous du col et qui descendait assez avant sur le téton gauche. Le chirurgien la recousut sur-le-champ sans quitter le théâtre. Cette blessure me parut mauvaise. Aussi celle qui l’avait reçue se tint pour vaincue et ne voulut pas recommencer ce jeu. Il en était temps : elles étaient l’une et l’autre tout en eau, fort essoufflées et l’Irlandaise couverte de son sang. » Un autre jour, Saussure est retourné au théâtre pour y voir lutter des hommes. « Les deux combattans furent plusieurs fois blessés : l’un eut l’oreille gauche presque entièrement coupée avec un morceau de la peau attenant à la tête : le chirurgien la lui recousut sur-le-champ. Il s’en vengea un moment après. Le combat ayant recommencé, il fit en effet à son ennemi une balafre au travers du visage, qui commençait au coin de l’œil gauche, lui fendait le nez et allait finir au bas de la joue droite. » Pour une fois Saussure regretta son argent. L’écœurement lui était venu. Il réfléchit que c’est donc un genre de plaisir qu’il ne comprend pas, un sens qui lui manque ; mais les Anglais en jugent autrement et considèrent ces jeux sanglans comme un agréable divertissement.

Débauche, ivrognerie, férocité, ce sont autant de détails qui abondent dans la relation de Saussure, mais dont l’auteur des Lettres anglaises négligera de se souvenir. De même, on trouverait sous la plume de Saussure quelques traits qui serviraient assez bien de correctifs ou, si l’on veut, de notes explicatives au panégyrique enthousiaste que nos philosophes ont fait de la constitution anglaise. Car sans doute l’Angleterre de George Ier est admirablement gouvernée ;