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des tables et des bancs ; et il fit venir de la bière de Bavière, et la foule venait s’asseoir là, le dimanche, comme dans un jardin de concert, où manquait seulement le concert. Et nous, pendant ce temps-là, nous restions couchés dans nos tentes, ou bien nous allions faire un somme dans le bois, ou bien nous allions jusqu’au lac de Breyel, pour pêcher ou pour nous baigner. Mais le soir, quand les gens étaient partis, ou les jours de semaine après l’ouvrage, nous nous réunissions devant la cantine, et nous passions mainte belle soirée, souvent jusqu’à minuit, buvant et chantant, et nous racontant des histoires, chacun de son mieux ; et nous oubliions le dur travail, et il y avait là une société choisie, des hommes venus de loin, déjà plus tout jeunes ; et, tous, nous avions déjà traversé bien des aventures, que nous pouvions raconter.


Oui, des aventures bien simples, mais d’une émotion et d’un relief admirables. Il y avait là, par exemple, un ancien apprenti boucher qui avait été autrefois fiancé à la fille de son patron : puis le service militaire l’avait pris, et il s’était mis à boire, et avait commencé à vagabonder sur les routes ; et voilà qu’un jour, ayant frappé à la porte d’une maison, pour mendier, c’était sa fiancée de jadis qui était venue lui apporter du pain ; et le malheureux s’était enfui, tandis que la jeune femme l’appelait et courait derrière lui. Au fait, ce n’est pas à Gil Blas ni aux romans picaresques que l’on songe en lisant ces récits, mais plutôt à certaines de ces naïves et dramatiques confessions de forçats russes que Dostoïevsky a recueillies dans ses Souvenirs de la Maison des Morts.

Une existence comme celle-là, du reste, avec tous ses avantages, ne pouvait manquer d’aboutir à l’ivrognerie, et, chose plus grave, au relâchement des scrupules moraux. Avec sa sincérité habituelle, Fischer nous raconte comment il fut amené peu à peu à faire des dettes, à voler, à risquer sérieusement d’entrer en querelle avec la police. Écoutons-le nous expliquer encore dans quelles circonstances il dut, pour la première fois, s’enfuir de son auberge sans payer l’aubergiste :


J’avais beau faire des économies : toujours, quand arrivait la paie, je touchais moins d’argent que je n’en devais ; et, là-dessus, aux jours de pluie (où le travail chômait) se joignirent des fêtes, la Noël et le Nouvel An ; si bien que, à chaque paie, le reste de ma dette se trouvait accru. Au commencement de mars, je devais à l’aubergiste plus de quatre thalers. Mais je n’avais pas encore appris à avoir des dettes, et la chose m’était tout à fait déplaisante, et je ne savais pas moi-même que devenir, n’ayant aucun espoir d’une amélioration. Alors, vers le milieu de mars, je dis à l’aubergiste que je comptais m’en aller de chez lui : il me répondit qu’il le voulait bien, mais que je devais d’abord lui payer ma dette, faute de quoi il ne me