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Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 20.djvu/468

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sorte qu’on pouvait croire encore à une simple fantaisie de dilettante, — ou, comme on disait, de « décadent, » — désireux seulement d’offrir à son scepticisme des sources nouvelles d’émotion et de rêve. Peut-être, en somme, M. Jœrgensen n’avait-il voulu que suivre cette mode du « néo-christianisme » qui venait précisément alors de pénétrer dans les pays Scandinaves ? Mais non : il y avait, à travers tout l’ouvrage, un accent de sincérité profonde, douloureuse, qui s’accordait mal avec l’hypothèse d’un simple caprice littéraire : et déjà, pendant que le public danois s’étonnait vaguement, déjà les anciens maîtres et compagnons d’armes de l’auteur du Livre de route sentaient bien qu’un des concours sur lesquels ils avaient le plus compté allait leur manquer désormais, dans leur lutte contre Celui qu’un des leurs avait un jour appelé « le vieil ennemi. »

C’est à eux du reste que, l’année suivante, M. Jœrgensen, décidément converti au catholicisme, crut devoir expliquer l’origine et les motifs de sa conversion. Il le fit sous la forme d’une réponse aux reproches d’un ami, dans une brochure intitulée Les Mensonges de la Vie et la Vérité de la Vie[1]. Avec une vigueur et une franchise d’argumentation que ses adversaires eux-mêmes étaient forcés de reconnaître, il y développait l’idée contenue dans les derniers chapitres de son Livre de route. « Vous croyez chercher la vérité, le bonheur, la liberté, disait-il aux jeunes nietzschéens danois : mais en réalité ce ne sont là que des prétextes que vous vous donner pour ne pas envisager sérieusement le problème de votre vie. La vérité, vous savez bien que ce n’est pas votre science ni votre philosophie qui vous la feront découvrir ; le bonheur, chacun de vos soi-disant progrès n’a pour effet que de vous en éloigner ; et quant à votre liberté, il n’y a pas au monde une plus humiliante servitude que celle que, spontanément, vous vous condamnez à subir. J’ai, moi aussi, cherché la vérité, la liberté, le bonheur : je les ai cherchés plus passionnément que vous, plus obstinément, sans pouvoir m’arrêter que je ne les eusse trouvés : et je ne les ai trouvés que le jour où je suis revenu à la foi chrétienne. »


Ai-je besoin d’ajouter que les anciens amis de M. Jœrgensen sont restés sourds à l’éloquent appel qu’il leur adressait ? Ils en ont conclu simplement, qu’ils s’étaient trompés jusque-là dans l’opinion qu’ils s’étaient formée de son intelligence et de sa valeur littéraire : estimant qu’un homme capable de se convertir au catholicisme ne pouvait être

  1. Une traduction française de cette brochure a paru, en 1898, à la librairie Perrin.