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nuit sans lune, porte le destin de la monarchie. Et ce doit être pour ces deux hommes, une angoissante émotion que cette course éperdue vers une tragédie encore indistincte mais certaine, où le sort du monde se joue et dont ils vont décider le dénouement. Vers minuit, au loin, une grande lueur paraît, rougissant, comme un incendie colossal, un pan du ciel sombre et sur laquelle passe tragiquement la silhouette des bouquets d’arbres qui bordent la route. Un rond-point entouré d’ormes, puis une descente, et tout à coup le cri de « halte ! » des torches, des gens armés entourent la voiture : c’est Sainte-Menehould.


La ville, depuis le passage de la berline, est dans la fièvre ; une heure après qu’avait disparu, sur la route de Clermont, la voiture royale, le bruit s’était tout à coup répandu que « le Roi vient de passer. » Drouet, le maître de poste, qui, après le relayage, était rentré tranquillement à son logement, prend feu aussitôt : il se montre tout à coup le plus déterminé et le plus entreprenant.

Lui qui n’a pas dit mot à l’aspect des voyageurs, dévisagés pourtant à loisir, lui si peu soupçonneux tout à l’heure, qu’il n’a même pas demandé à voir leur passeport, quoiqu’il eût le droit d’en exiger la communication, il tempête, il jure que « c’est le Roi, » qu’il faut courir, sonner le tocsin, battre la générale… il saute à cheval, avec son compère Guillaume, et se jette à la poursuite de la berline qu’une heure auparavant il pouvait arrêter d’un signe… Cela seul établit que le coup d’inspiration subite dont, plus tard, il prétendit avoir été frappé en apercevant, sous le store, le profil du Roi, est, de sa part, simple hâblerie : mensonge, le trait piquant de l’effigie de l’assignat, comparée à la face royale, mensonge l’heure soi-disant passée à décider Mme Drouet à le laisser agir en patriote… Le vrai, c’est que, une heure après le passage de la. berline, passage qui n’avait soulevé d’autre incident qu’une dispute entre des militaires un peu brusques, et des bourgeois molestés, était parvenu chez Drouet l’express envoyé par Viet, le fils de Lagny, qui, parti de Châlons vers sept heures, immédiatement api es l’arrivée du courrier de Rayon, avait normalement parcouru les dix lieues de route en deux heures et quart. Il prit Drouet à part, — Viet, sans docte, lui avait recommandé la prudence, — et lui souffla à l’oreille le terrible secret. Rien de plus : on n’en peut douter en