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massacrer, il faut que tout le monde y coure ; lui va à Paris, à l’Assemblée nationale, crier à l’aide, demander des ordres… » Et déjà, le voilà en selle, parti, disparu sur la route de Châlons, On reste hébété, le Roi, la Reine… à Varennes ! C’est eux qui ont passé là, hier soir… on crie, on s’appelle, le tambour bat, les gens s’arment, tandis que la voiture de Romeuf, relayée dans le tumulte, part pour ce Varennes, ignoré tout à l’heure, et dont toutes les bouches de France vont répéter le nom pour jamais fameux.

Et, la route de Verdun laissée à droite, le cabriolet des émissaires de l’Assemblée roule sur le chemin entre les prairies vallonnées. Dans le jour clair du matin, aussi loin que le regard porte, sur toutes les routes, le long de tous les sentiers, s’allongent des files de paysans, hâtant le pas, tous, affluant vers le même point de l’horizon, comme si, là-bas, un irrésistible aimant les tirait à soi. Dans les villages, à Neuvilly, à Boureuilles, plus un homme ; au seuil des portes ouvertes, les femmes groupées, l’air stupéfait, le cou tourné, contemplent l’étendue ; et de ce lointain fascinant, parvient une résonance continue, faite des tocsins de tous les hameaux, des tambours grêles battant l’alarme, de grandes clameurs à peine perçues.

La voiture devance des groupes marchant vite, Romeuf regarde, atterré ; ce qu’il a à faire l’épouvante ; Bayon exulte. On a dépassé le Petit-Boureuilles et la route maintenant est encombrée de gens munis de faux, de serpes, de fourches, gardes nationaux sans autre uniforme que la blouse, sans autres armes que l’outil journalier. Tout à coup un cri : Halte ! Le cabriolet s’arrête ; des pièces de bois obstruent la route[1] : à droite et à gauche, des maisons basses ; derrière la barricade une foule. On est à Varennes. Romeuf et Rayon mettent pied à terre ; des officiers de garde nationale viennent les reconnaître, les poutres sont écartées, on crie : Vive l’Assemblée ! et, à travers une cohue, les deux Parisiens, tout de suite, sont poussés à gauche, dans un vieux bâtiment à façade noire bordant la rue ; c’est l’Hôtel de Ville. Ils montent : toutes les autorités de la ville sont là, l’air

  1. « J’observais les mouvemens des gardes nationaux qui… faisaient des abatis d’arbres pour barrer les chemins. » Relation de Choiseul.
    « Cette barricade était placée à l’endroit où le chemin sortant de Varennes se bifurque, pour aller à droite, vers le bois : à gaucho vers Clermont. » Louis XVI, le marquis de Bouillé et Varennes, par l’abbé Gabriel.