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UN PEINTRE AU JAPON.

soumettant ses quarante millions d’individus à des chefs qui les manient comme le vent peut manier le sable. Et cette soumission aux formes qu’on lui imprime appartient aux plus anciennes conditions de sa vie qu’a dominées longtemps deux qualités : l’absence d’égoïsme et la foi.

Mais domineront-elles longtemps encore ? La foi, tout au moins, n’existe plus guère que dans le peuple des campagnes, à moins qu’il ne s’agisse de la foi en soi-même qui est portée jusqu’à l’exaspération, depuis la guerre.

Sur la guerre, il nous faut encore interroger l’auteur de Kokoro[1]. Ce qu’il raconte du conflit avec la Chine éclaire d’un jour très vif celui qui se poursuit présentement contre la Russie.


IV

Les rues sont pleines d’uniformes blancs, elles retentissent de la musique des trompettes et du fracas de l’artillerie ; les armées du Japon, pour la troisième fois dans l’histoire, ont conquis la Corée ; la déclaration de guerre contre la Chine a été publiée dans les journaux de la ville, imprimés sur papier cramoisi. Tous les pouvoirs militaires de l’Empire sont en mouvement. La première ligne de réserves a été appelée ; les troupes affluent à Kumamoto (où se trouvait alors Lafcadio Hearn). Des milliers de soldats sont logés chez l’habitant, les casernes, les auberges, les temples ne suffisant pas à abriter ces hôtes de passage ; la place manque, bien que des trains spéciaux emportent les régimens aussi vite que possible, vers le nord. Cependant, malgré tout cet immense mouvement, la ville est étrangement tranquille ; nul signe extérieur n’avertirait l’étranger du sentiment public, la race comme l’individu devenant au Japon d’autant plus calme en apparence que ses émotions sont plus profondes. L’empereur a donné un exemple que chacun s’efforce de suivre en envoyant des présens à ses troupes de Corée : les provisions de riz, de fruits, de tabac partent par chaque bateau, et la nation tout entière a souscrit aux fonds de guerre, le chèque du riche marchand se mêlant au dollar en papier de l’artisan, à la dîme du manœuvre. On ne refuse même pas les dons puérils des enfans.

  1. Un mot qui en japonais veut dire « cœur, » et aussi, sens caché, le « cœur des choses. »