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rencontrait partout, en Asie, en Afrique, en Océanie, au grand ennui des Anglais, qui se plaignaient de notre humeur inquiète. Notre établissement d’Algérie, situé plus près de la métropole, s’était ressenti davantage des secousses de la politique intérieure ; mais, malgré beaucoup d’essais malheureux, malgré la chimère de l’empire arabe, il se développait lentement, et les premières années de la troisième République lui apportaient un surcroît de prospérité. Ainsi, de quelque côté qu’on portât les yeux, notre action était amorcée.

L’Afrique presque entière demeurait intacte : nos explorateurs s’y jetèrent avec impétuosité. Tout ce qu’il y avait en France d’ardeur généreuse, de forces sans emploi, se lançait à la découverte des terres nouvelles. Nos ennemis qui nous avaient resserrés et comme étouffés, voyant ces hardis pionniers monter à l’assaut du Continent noir, auraient pu dire comme jadis : « Oh ! l’insolente nation ! » Oui, elle avait l’insolence de vivre encore, et de lutter. Après avoir pourvu à la sûreté de ses frontières, elle avait un trop-plein de sève à dépenser : elle s’offrait le luxe de découvrir un nouveau monde. Tel un fleuve dont on barre le cours rompt ses digues, et se creuse un autre lit. Les aventuriers du XVIe siècle n’avaient rien accompli de plus surprenant. Brazza devançait Stanley sur le Congo. Crampel, Monteil, Binger, Mizon, vingt autres, dont les os blanchissent la terre d’Afrique, entraient successivement dans la carrière. Derrière eux, des soldats admirables, Borgnis-Desbordes, Archinard, Galliéni pacifiaient et organisaient le pays. Voilà ce peuple dont Renan prétendait, à la fin de l’Empire, qu’il n’avait plus qu’à végéter dans une honnête médiocrité !

Les hommes d’Etat qui entreprirent de diriger, de coordonner ce mouvement, les Gambetta, les Jules Ferry n’étaient donc ni des rêveurs, ni des politiciens affamés de lauriers stériles. Ils avaient senti battre le cœur de la nation, ils s’efforcèrent de lui inspirer confiance en elle-même. Mais que de préjugés se dressaient devant eux ! L’ignorance du plus grand nombre, l’horreur des démocraties pour les entreprises lointaines, les vieilles théories de 48 sur l’égalité des races, l’hostilité des militaires contre l’éparpillement des forces, la routine des bureaux, les querelles dans le parlement, les soubresauts d’une opinion publique obsédée par le péril allemand : tout se liguait contre les hommes de bonne volonté qui cherchaient à donner le coup de barre vers la haute mer.