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que tout ce que la sollicitude de son amie préparait expressément à son intention. Lorsque Mme Vernon lui demanda, par exemple, si c’était chose possible que l’archevêque de Cantorbéry, qu’un rationalisme trop radical avait autrefois failli faire chasser de l’Église d’Angleterre, se fût décidé, en vieillissant, à croire vraiment aux miracles, il montra une tendance à écarter cette question, plutôt qu’à y répondre ; mais, au contraire, il sembla boire les paroles de son amie lorsque celle-ci, tout en caressant de la main un genou brodé, informa deux douairières, ses voisines, de l’extraordinaire bon marché de sa robe, qui se trouvait n’avoir coûté que trente guinées, tandis qu’une certaine personne appelée Katinka ne l’aurait sûrement pas livrée à moins de soixante. Et son attention ne fit point mine de se relâcher quand les dames, après une longue discussion, abandonnèrent ce sujet pour constater qu’une certaine Molly Majendie, — c’était, à ce qu’il crut deviner, une éblouissante jeune fille blonde, debout non loin de là, et entourée d’un petit groupe d’hommes, — « avait eu l’audace de revenir de Paris, et causait et riait comme si de rien n’était. » Sur quoi Mme Vernon déclara tristement que, si l’on tolérait une pareille conduite, une prompte dissolution de la société anglaise était inévitable.


Une heure durant, le philosophe, avec une curiosité mêlée de surprise, assiste à cet échange de propos mondains ; et sa surprise s’accroît encore quand, ayant demandé à son amie le nom d’un jeune homme qui est venu bavarder et rire un moment avec elle, il apprend que ce brillant dandy est l’ancien ministre Rupert Glanville, un écrivain politique célèbre, et un savant, et un philosophe, — en fait, l’un des très rares hommes dont il daigne reconnaître et apprécier le talent. Mais, au lieu de permettre que Mm8 Vernon lui fasse faire la connaissance de ce Glanville, le voici maintenant qui se lève brusquement de sa chaise, et s’apprête à prendre congé.


— Ma chère madame Vernon, dit-il d’une voix solennelle et tranchante, je vous suis très obligé de m’avoir amené ici. J’ai observé, ce soir, et observé avec le plus grand soin, ce que, si je ne me trompe, l’on appelle communément « la meilleure société. » J’ai attendu, et attendu en vain, — exception faite, naturellement, de vos paroles, à vous, — la moindre discussion, la moindre allusion, touchant quelqu’un de ces faits ou principes généraux qui importent essentiellement à tout être raisonnable. Pour ces hommes et ces femmes, qui ont à leur service toute la richesse et tous les arts du monde moderne, les seuls sujets sérieux, — autant, du moins, que je puis en juger, — sont des sujets de même ordre que ceux qui intéressent les commères du village dans la boutique du marchand de tabac : le prix du jupon de telle, femme ; jusqu’à quel degré telle autre se serre dans son corset ; la verroterie ou les pierres qu’une troisième porte à son cou ; et, par-dessus tout le reste la fréquence avec laquelle l’une ou l’autre de ces élégantes poupées est censée violer des principes d’éthique monogame dont, avec sa cervelle d’oiseau, elle