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est devenu le Pensieroso. Ce que la Renaissance exprime sur les tombes, ce n’est plus l’espoir en la mort ; c’est la mélancolie infinie de la vie.

C’est quelque chose de plus triste encore et, précisément, si vous regardez au-dessous de la figure de Valentine Balbiani, au Louvre, vous voyez paraître l’autre face de la Renaissance : la curiosité du cadavre tel qu’il sera quand la mort l’aura décomposé. A mesure que croît le prix de la vie, s’augmente la terreur de la perdre. A mesure qu’éclate l’orgueil de l’être, grandit l’horreur du néant. En même temps, plus se perfectionne la science du corps humain, plus l’artiste subit la tentation d’en exprimer tous les aspects. Nous lui devons deux chefs-d’œuvre : le Henri II de Germain Pilon, à Saint-Denis, et le Louis de Brézé de Jean Goujon et de Jean Cousin, à Rouen. C’est la mort, dans toute sa tragique simplicité, le relâchement de tous les muscles, l’affaissement définitif de la tête, à la dérive, la pesée de tous les membres sur le sol, le dénuement, la fin. Mais à cette fatale curiosité, nous devons aussi de lamentables erreurs : la statue de la Mort, de Ligier Richier, représentant René de Châlon, selon son propre désir, non comme il était mourant, mais « tel qu’il serait trois ans après son trépas ; » enfin, cette Valentine Balbiani, la femme bien-aimée du chancelier de Birague, que son mari, veuf, et sur le point d’entrer dans les ordres, eut le courage de faire représenter dans tout le dénûment et l’horreur de la vieillesse et de la mort. Toutefois, ce ne sont là que des antithèses. Malgré ces souvenirs terribles de la corruption et de la déchéance physique, apparaissant au-dessous des figures vivantes, — comme une apostrophe de Bourdaloue ou de Bossuet, — au milieu des splendeurs éblouissantes du siècle, le tombeau de la Renaissance est toujours un monument d’orgueil. La figure principale s’y prélasse ou s’y agite. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, il en est de même. La mort d’un héros est un grand spectacle, où le désespoir fait des grâces, où les lamentations sont réglées par un maître de chapelle, et les mouvemens par un maître de ballet. Le Maréchal de Saxe, par Pigalle, à Strasbourg, triomphe, même en quittant In vie, et comme s’il descendait les marches d’un trône, s’achemine d’un pas égal vers sa tombe, le bâton de commandement à la main. Dans l’antiquité, le mort était un vivant, au moyen âge ce fut un « gisant, » sous la Renaissance, il est agissant, au XVIIIe siècle, il est triomphant.