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Ils avaient de longues cannes à pêche où pendaient des harengs saurs, qu’ils promenaient devant les figures des gens du parterre, et puis, de temps à autre, ils jetaient à travers la salle des poignées de monnaie. Je vis l’un d’eux assis sur le bord de sa loge, les pieds dans le vide ; il avait sur ses genoux une assiette et salement mangeait une côtelette, fournie par le buffet, dont la sauce dégouttait sur le public. Parfois, un demi-ivrogne se levait, et d’une voix formidable, en tendant son verre de bière, criait : « Prosit ! un tel ! » Et celui de qui il portait la santé, il ne le désignait point par son nom, mais par un sobriquet. A quoi le camarade ainsi honoré répondait de l’autre bout de la salle par une lourde indécence.

Ces jeunes Allemands manquaient de goût dans leur entente du plaisir, comme, tout à l’heure, ce juriste dans son sentiment du devoir. On eût dit des jeunes bêtes qui s’ébrouent. Mais précisément la jeunesse, l’ardeur adolescente colorent, enlèvent, font une noblesse, et le spectacle n’était tout à fait dégoûtant que si l’on ne voyait pas les figures, naïvement fières de leurs sottises. D’ailleurs mon voisin et sa petite compagne, encore qu’ils protestassent, s’amusaient fort, et quand je leur dis que je voulais m’en aller, ils me répondirent : « Ça va devenir intéressant » d’un ton si convaincu que je me rappelai ce que fait chanter notre Berlioz d’après Gœthe, dans la taverne d’Auerbach : » Observez d’abord ! La bestialité va se manifester dans toute sa candeur. » Et, ma foi, ce fut une bestialité et telle qu’aujourd’hui encore, je ne puis me la représenter sans quelque émotion de joie.

A peine mon aimable Haut-Rhinois avait-il prononcé sa phrase vraiment prophétique (et cette coïncidence un peu comique contribua, je pense, à l’exaspérer) que du premier étage un gros pain tomba, qui atteignit et renversa le chapeau de sa jeune femme. Toute l’Allemagne se mit à rire. Quant à lui, il dépouilla sa placidité, plus vite qu’un lutteur n’ôte sa veste, et bondit hors des fauteuils. En moins d’une seconde, au-dessus de nous, dans une loge, nous entendîmes sa voix furieuse :

— Lequel de vous a jeté le pain ?

La salle commença de se lever. Il y eut dans la loge un concert de ricanemens. La voix alsacienne reprit :

— C’est d’ici que le pain est parti. Que celui qui l’a jeté se présente. Je le dis une dernière fois.