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absolu, » et que cette révélation avait transformé de fond en comble son art et sa philosophie. C’était assez pour prouver que l’événement avait joué un rôle capital dans son existence, mais fort peu pour en faire comprendre le sens et la portée. Il aurait fallu pour cela connaître la nature des sentimens en jeu, le caractère des personnages et le fond de toute l’histoire. Le respect de la vie privée, la discrétion naturelle de deux familles, la crainte de toute l’église de Bayreuth devant les détails biographiques qui pourraient déranger l’attitude impeccable du maître presque déifié, tout cet ensemble de scrupules honorables et de soucis légitimes empêchait d’aller plus loin.

Depuis la mort de Richard Wagner en 1883, sa correspondance avec la plupart de ses amis avait paru. Rien n’y trahissait le secret de son cœur. Son biographe officiel et consciencieux, M. Glasenapp, admirablement documenté sur tout le reste, glisse rapidement sur les événemens du séjour en Suisse. À peine nomme-t-il les Wesendonk, et l’on ne se douterait pas, en le lisant, qu’à cette époque un orage formidable bouleversa la vie de l’artiste, un de ces orages intérieurs inaperçus du monde et parfois même des plus intimes amis, mais qui transforment un homme dans ses moelles et pour ainsi dire le recréent. Les esprits divinateurs avaient pourtant le pressentiment qu’à cet endroit se trouvait la source mère de son œuvre. Mais il leur était interdit d’y pénétrer.

Cependant Mme Wesendonk mourait subitement en 1902, à Traunblick, près du petit lac de Trannsee dans les Alpes de Salzbourg, où elle vivait retirée depuis son veuvage. En ouvrant son testament, son fils, M. Charles de Wesendonk et son gendre le baron de Bissing, ses héritiers, y trouvèrent la disposition suivante. Cent cinquante lettres de Richard Wagner, conservées par elle, devaient être publiées intégralement après sa mort avec le journal intime de Venise à elle confié par le maître. On chargea de ce travail le professeur Wolfgang Golther de Rostock, qui le fit précéder d’une excellente et judicieuse préface. Toutefois il fallait la permission de Mme Wagner. Grand fut son étonnement en recevant communication de ce projet avec la prière des héritiers d’autoriser la publication du livre. Elle croyait cette correspondance détruite et déclara que « le maître désirait que ces papiers fussent anéantis[1]. » Mais elle s’inclina devant

  1. Der Meister wünschte beiliegende Blätter vernichten. Cette phrase est la pre-