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un peu maigre d’aujourd’hui ne prépare-t-elle pas la riche moisson de demain ? N’obéit-on pas à la loi des réactions ? Pauvres myopes, nos yeux ne percent pas le voile derrière lequel fermente un avenir prospère : la synthèse nous échappe.

Autre motif de ne pas désespérer : notre paysan, le vrai paysan français aime encore la terre, malgré ses défaillances, ses trahisons passagères ; il l’aime comme on aime ces envoûteuses d’âmes, auxquelles on pardonne même leurs infidélités ; il l’aime de cet amour profond que Michelet a si bien décrit, qui ne va pas sans injures ni querelles, mais qui connaît toutes les ardeurs de la réconciliation. Voyez plutôt ce qui se passe aux ventes judiciaires : des champs qu’on faisait mine de mépriser, poussés par quatre, cinq amateurs à un chiffre inespéré. Le laboureur sait d’instinct que la terre reste pour lui la meilleure caisse d’épargne : des champs de néant dont on dit que le diable les a… pondus en courant, deviennent, Dieu sait par quels miracles de persévérance, des chenevières excellentes. Notre homme peinera, s’usera les doigts jusqu’à l’os, mais il réussira. Ne lui parlez pas de la journée de huit heures, des trois-huit ; il vous rirait au nez : une invention de fainéant. Dur pour lui-même et pour les autres, il s’accorde le strict nécessaire, poursuit éperdument son rêve de « gaigner. » Les optimistes pensent bien d’autres choses, et ils n’ont pas tort de les dire ; l’espérance a raison, et il a raison aussi ce proverbe espagnol : « Le pire n’est pas toujours certain. »

Je voudrais cependant quitter l’ensemble pour entrer un peu dans le détail, analyser quelques élémens du problème agricole, quelques-uns seulement, car c’est là un immense empire dont on ne peut parcourir qu’un petit nombre de provinces. Il ne faut pas seulement regarder en dedans, mais aussi au dehors ; après une trop courte excursion à travers la France agricole, il sera nécessaire de franchir la frontière, de voyager en Europe, en Amérique ? Nous y trouverons tout ensemble des motifs d’orgueil et de modestie, des raisons de lutter et d’avoir confiance.


I. — GRANDE, MOYENNE ET PETITE PROPRIÉTÉ

Entre les mœurs, les lois, les passions, les rêves, le génie particulier d’une nation, il existe un rapport continuel et réciproque de cause à effet, mais un rapport tel qu’ils s’engendrent et s’enchaînent en un ordre assez étrange ; dans la