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Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/657

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chaudière mystérieuse, je ne sais quel magicien tout-puissant mêle des élémens variés dont il tire des alliages imprévus. Tantôt le législateur prépare ou crée un état social ; d’ordinaire il ne fait que le traduire en formules précises et concrètes. « La terre est un cylindre, dit Henri Heine dans ses Reisebilder, les hommes sont de petites pointes répandues à la surface, en apparence sans dessein, mais le cylindre tourne, les petites pointes sont heurtées çà et là, et rendent une vibration sonore, les unes souvent, d’autres rarement ; cela produit une musique merveilleuse, compliquée, qui s’appelle l’histoire universelle. » Une législation démocratique n’enfante pas un état d’âme démocratique, si elle viole la conscience et les instincts supérieurs de la race ; une législation aristocratique n’empêche pas ceux-ci de se faire jour à travers les obstacles qu’ils rencontrent. L’imprévu, le hasard, un grand homme, la guerre, la paix, jouent aussi leur rôle.

Par exemple, la propriété est, bien plus qu’on ne croit, divisée déjà dans l’ancienne France ; des physiocrates comme Quesnay, de grands propriétaires se lamentent sur les abus du morcellement. En 1738, l’abbé de Saint-Pierre observe « que les journaliers ont presque tous un jardin ou quelque morceau de vigne ou de terre. » Arthur Young, hostile à la petite propriété et à la petite culture, remarque, à la veille de la Révolution : « Les petites propriétés des paysans se trouvent partout à un point que nous nous refuserions à croire en Angleterre… Dans le Quercy, le Languedoc, les Pyrénées, le Béarn, la Gascogne, une partie de la Guyenne, l’Alsace, les Flandres et la Lorraine, ce sont les petites propriétés qui l’emportent… Il y a dans toutes les provinces de France de petites terres exploitées par leurs propriétaires, ce que nous ne connaissons pas chez nous. Le nombre en est si grand que j’incline à croire qu’elles forment le tiers du royaume… » Ainsi donc, une immensité de propriétés paysannes en 1789, mais dont la superficie n’atteint pas celle de la grande et moyenne propriété : celle-ci appartient aux nobles et aux bourgeois.

La division de la propriété s’accentue par les lois révolutionnaires, par la suppression des privilèges, la vente des biens du clergé et des émigrés. Jusqu’en 1792, les biens, presque toujours aliénés en bloc, tombent aux mains de la bourgeoisie ; à partir d’avril 1792, on les divise, et les paysans prennent leur large