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Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/660

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probité méticuleuse d’un maire de village du premier Empire dont parle un préfet de la Restauration, le comte d’Estourmel[1]. L’administration centrale ayant voulu se rendre compte du nombre des œufs frais que les campagnards livraient au commerce, chaque maire fit son examen « qui ne fut point pour la plupart un examen de conscience ; » l’un d’eux cependant se piqua d’une exactitude si minutieuse que son total présentait une fraction. Le sous-préfet n’y contredit point, le préfet non plus, les états arrivent à Paris, mais lorsque, au ministère de l’Intérieur, on fait l’addition générale, l’émotion est grande ; on compte et on recompte ; pas d’erreur, il y a un demi-œuf de trop, et l’on finit par constater que le maire d’une commune limitrophe du Calvados et de la Manche a fait le coup, qu’il a porté à son effectif vingt-trois mille sept cent vingt-neuf œufs et demi. Aux questions de son préfet, le brave homme répondit à la bonne franquette : « J’ai compté tous les œufs, un s’est trouvé pondu sur ma limite, la poule avait la tête sur la Manche et la queue sur le Calvados ; je n’ai pas cru qu’il me fût permis de garder l’œuf entier ; et si mon voisin y avait mis la même délicatesse, nos deux fractions réunies auraient fait un compte rond[2]. »

Il en est tout autrement pour les cotes foncières ; sur ce terrain, on obtient sans peine des chiffres précis, formels, indiscutables, des chiffres qui ont leur éloquence : ils attestent la supériorité de notre état social en face de l’étranger. En 1826, le nombre des cotes foncières s’élevait à 10 296 693 ; en 1882, il atteignait 14 336 000, en 1900 il ne dépasse pas 13 608 189.

  1. D’Estourmel, Souvenirs de France et d’Italie, p. 285.
  2. On pourrait allonger indéfiniment la liste des faiseurs de statistique fantaisiste. Un préfet du second Empire, s’avisant de demander aux maires d’un canton comment ils s’y prenaient pour dresser leurs états : « Monsieur le Préfet, répondit le doyen d’âge, c’est bien simple ; chaque année, pour faire plaisir à l’administration supérieure, j’inscris vingt têtes de gros bétail, cinquante cochons, cent hectolitres de blé en plus que l’année précédente ; le reste à proportion ; mes collègues font comme moi. » Lorsque d’autres maires, moins stylés, venaient se plaindre au préfet de la difficulté qu’ils éprouvaient à remplir leurs états, ce magistrat leur conseillait en souriant d’imiter le maire de ***, et il leur dévoilait son procédé. — Autre anecdote non moins authentique. La scène se passe entre M. le secrétaire général du ministère de *** et un de ses subordonnés : « Monsieur le chef de bureau, nous sommes très ennuyés. Nous avons besoin de renseignemens précis sur telle question, pour un discours que va prononcer M. le Ministre à la Chambre, et votre collègue X… vient de m’apprendre qu’on ne trouve rien, absolument rien dans les cartons. Cependant il nous faut des chiffres : vous savez l’importance de ceux-ci dans une discussion parlementaire. — Monsieur le secrétaire général, si vous voulez m’accorder deux heures, je vais arranger cela. » Et le chef de bureau, un vieux routier, revient dans le délai fixé, avec une note où faits et chiffres concordaient le mieux du monde ; seulement, cet employé modèle avait tout imaginé. Il fut grandement félicité. — C’est parfois avec de tels matériaux qu’on persuade les assemblées et qu’on écrit l’histoire.