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qu’on les juge sur leurs intentions. Or les intentions ne comptent en art qu’autant qu’elles ont passé dans l’exécution : c’est même à quoi on mesure le plus exactement le talent d’un artiste. Nous tous, tant que nous sommes, nous avons rêvé quelque jour d’un beau poème, ou d’un roman merveilleux que nous aurions écrit, si nous avions su ! Pourtant nous n’avons écrit ni ce poème, ni ce roman ; ce n’est pas que l’envie nous en ait manqué, mais cela prouve assez bien que nous n’étions ni poètes ni romanciers. Ronsard et Voltaire avaient conçu le plan d’une Iliade : hélas ! c’est une Franciade, c’est une Henriade qui est venue. Pradon se proposait d’éclipser la Phèdre de Racine. Et depuis le succès de Cyrano, nous n’en sommes plus à compter ceux qui ont fait le ferme propos d’être le Rostand de demain. Ç’a toujours été le désespoir des meilleurs écrivains, de comparer l’œuvre qu’ils présentaient au public, avec celle qu’ils avaient entrevue dans le premier éclair de l’inspiration.

Puisque M. Capus ne nous laisse ignorer aucune des intentions qu’il a eues en composant Notre Jeunesse, nous ne demandons pas mieux que de lui en donner acte ; nous sommes même tout prêts à les déclarer excellentes ; mais il nous reste à rechercher s’il les a réalisées et dans quelle mesure. Il se défend d’avoir voulu traiter le problème de l’enfant naturel. C’était son droit de n’en rien faire ; et, pour notre part, nous n’éprouvions guère le besoin qu’on remît une fois de plus à la scène un thème déjà si rebattu. Pourquoi faut-il que, d’un bout à l’autre de Notre Jeunesse, on l’y voie sans cesse reparaître ? Lucien Briant a eu jadis pour maîtresse, au quartier Latin, une certaine Lonlon. Il y a longtemps de cela. Depuis, il a quitté Lonlon pour se marier ; il lui a donné une somme d’argent, et il ne s’est plus soucié de savoir ce qu’elle devenait. Il a toujours ignoré que Lonlon eût mis au monde une fille dont il est le père. Lonlon est morte ; sa fille, Lucienne, est maintenant une grande fille qui touche à ses vingt ans. Un hasard fait qu’elle vient à Trouville voir un M. Chartier, ami de Briant, juste au moment où Briant et sa femme s’y trouvent en villégiature. Qu’adviendra-t-il de la fille naturelle de Briant ? Va-t-on l’éloigner, la renvoyer dans un coin de campagne, l’expédier à l’étranger, ou va-t-on lui faire une place au foyer paternel ? Toute la pièce est là. Tout le mouvement et tout le progrès y consiste à mettre successivement Lucienne en présence de chacun des personnages principaux. Le caractère de ces personnages se dessinera d’après l’attitude qu’ils auront vis-à-vis de la jeune fille ; et ils nous paraîtront sympathiques à proportion qu’ils se montreront pitoyables à son égard. Il y a mieux