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pouvait pas se résigner à être un ouvrier. Il avait au cœur, dès l’enfance, un orgueil naïf et profond qui le portait à se tenir pour un « gentilhomme, » ou du moins à rêver toujours d’en devenir un. « Gentilhomme, » ce mot revient à chaque instant dans ses lettres à son ami et confident intime Willibald Pirkheimer ; et n’est-ce point le même mot qu’évoquent tout de suite en nous les divers portraits que nous avons de lui, avec l’altière dignité des poses et l’élégance recherchée de l’accoutrement ? En véritable représentant de la Renaissance, Dürer avait l’instinct que son art lui constituait des titres de noblesse égaux, ou peut-être supérieurs, à ceux que donne le sang ; et l’on comprend que les paysans ou petits bourgeois qui travaillaient avec lui dans l’atelier de Wolgemut aient plus d’une fois cherché à lui faire payer la hauteur dédaigneuse de son attitude. Ces pauvres gens ne se rendaient pas compte de la transformation qui était en train de s’opérer dans la condition sociale des artistes ; et Dürer, lui, s’en est toujours rendu compte, sauf à souffrir toujours davantage d’avoir à vivre dans un milieu qui, décidément, ne voulait pas s’accommoder de cette transformation. Il avait le sentiment que son art lui créait des droits nouveaux, mais aussi de nouveaux devoirs, à l’accomplissement desquels s’est vouée toute sa vie. La supériorité qu’il s’attribuait sur le commun des hommes, il entendait la justifier par la recherche incessante d’un idéal supérieur de beauté et de vérité artistiques. Comme jadis les croisés à la conquête du tombeau du Christ, avec la même fierté et la même ardeur intrépide, il s’acharnait à la conquête des mystères de son art, se jurant d’établir, sur des bases d’une rigueur scientifique absolue, une peinture qui dépasserait en perfection toute l’œuvre de son temps. Oui, il y a toujours eu dans l’effort de Dürer quelque chose d’aventureux et de romanesque, quelque chose qui rappelle les lointains voyages des princes des légendes en quête de la jeune princesse aux cheveux étoiles.

Ces sentimens et ces rêves de l’apprenti de Wolgemut se trouvaient d’ailleurs fort encouragés par le spectacle que lui offrait alors sa cité natale. Le premier souffle de la Renaissance avait pénétré à Nuremberg, et, coïncidant avec un essor soudain de la richesse publique, y avait produit aussitôt une admirable floraison d’intelligence et d’art. Savans et poètes, peintres et sculpteurs, voyaient se partager entre eux la faveur des opulentes familles bourgeoises de la ville ; et il n’y avait pas une de ces familles qui ne tint à commémorer, en toute manière, ce coûteux intérêt qu’elle daignait porter au culte des Muses. C’était le temps où les églises se remplissaient d’autels