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des confidences incomplètes. Du langage de Guibert et de celui de Mme du Deffand, il semble résulter qu’émerveillés des aptitudes qu’ils découvrirent dans celle dont ils avaient la charge, le comte et la comtesse de Vichy, plus ou moins consciemment, prétendirent en tirer parti, et la réduisirent peu à peu au rôle d’institutrice, une institutrice sans salaire, dont on omet de payer les services en attentions et en prévenances. Peut-être, en faisant appel à son cœur, eût-on pu la résoudre à accepter la tâche ; mais elle se révolta devant la prétention de la lui imposer, et ne soutint pas la pensée d’être traitée en inférieure par ceux dont elle était l’égale, et dont elle savait bien que le sang coulait dans ses veines. Sans doute à ce grief il s’en joignit un autre, auquel font allusion quelques passages de ses lettres : j’entends par là l’incurable méfiance qui, de tout temps, fit craindre à ses parens qu’elle n’invoquât, un jour ou l’autre, les égards qu’on lui montrerait, l’hospitalité même reçue sous le toit familial, pour réclamer ses droits sur le nom de sa mère, avec une part de sa fortune. De là, une réserve affectée, une surveillance blessante, un rappel incessant, moins dans les mots que dans la façon d’être, de la tâche d’origine dont souffrait cruellement sa juvénile fierté. Avec une nature aussi fine, aussi impressionnable, aussi prompte à saisir les nuances, avec une âme toute de premier mouvement et pour laquelle juger est un synonyme de sentir, on conçoit quelle irritation, sourde d’abord, bientôt exaspérée, gonfla le cœur de cette fille de vingt ans. Les scènes furent nombreuses, violentes ; il s’échangea de ces paroles qu’on n’oublie pas et que rien ne répare. Excessive en toutes choses, elle ne vit plus désormais chez les siens que de « barbares persécuteurs[1] ; » elle connut ces instans de véritable désespoir où la mort apparaît comme un port de refuge. « Elle vécut cependant, écrit son confident Guibert, parce qu’elle était dans cet âge où le malheur ne tue pas, et où, pour mieux dire, il n’y a pas de malheur. »

Après deux ans de cette lamentable existence, sa patience fut à bout et son parti fut pris. Elle ne mangerait pas plus longtemps le pain amer de la compassion sans tendresse ; elle abandonnerait cet asile où elle n’avait trouvé que chagrins et humiliations ; et, domptant les aspirations de cette âme frémissante

  1. Éloge d’Éliza.