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fait jaillir la vertu de toutes les circonstances et de toutes les conditions. Nous croyions avoir affaire à un chevalier d’industrie : nous sommes en face d’un héros. C’est l’heureuse rencontre que nous faisons dans la nouvelle pièce de M. Capus.

M. Piégois amené une existence assez cahotée ; jeté sur le pavé de Paris avec des appétits exigeans et peu de scrupules, il a pratiqué tous les métiers, et, sauf erreur, il n’est pas sans avoir eu quelques démêlés avec la justice de son pays. Pourtant, à force de s’évertuer, il a trouvé une idée et des capitaux. Il est maintenant, l’opulent directeur d’un casino à la mode, le propriétaire d’un pays entier qu’il a, comme par enchantement, tiré du néant. On ne sait pas assez tout ce qu’il peut tenir d’exquise délicatesse dans l’âme d’un tenancier de maison de jeux. Piégois est le petit manteau bleu de Bagnères-sur-Oron. Et il y a un article sur lequel il n’a jamais transigé : dans son tripot, on joue, mais on ne triche pas. Nous assistons à l’exécution qu’il fait d’un grec : cela est conduit supérieurement, avec une sûreté de main, une hauteur dédaigneuse et une discrétion qui sont le modèle du genre. Ensuite vous ne devineriez peut-être pas quel est le livre de chevet de M. Piégois, c’est Dominique. Ce roman, cher aux âmes pensives et mélancoliques, a trouvé en lui le lecteur qui lui convient, et il faut entendre en quels termes émus il en analyse le charme subtil. Aussi, combien Piégois doit-il se trouver dépaysé et mal à l’aise dans le milieu où ses fonctions mêmes le forcent de vivre ! C’est un déclassé, comme le lui fait aigrement remarquer son ami Lebrasier ; il est, comme il corrige, le déclassé riche. Et il aspire à se reclasser en entrant dans une famille tout à fait honorable.

Justement il a rencontré en wagon une jeune veuve, Mme Aubry, dont il est tout de suite devenu amoureux. Il a mis dans sa poche un livre, — c’est Dominique, — que Mme Aubry a oublié sur la banquette : il aura ainsi l’occasion d’entrer en conversation avec elle en le lui reportant, comme c’est l’usage. Et il est tout prêt à rompre avec sa vieille maîtresse, Emma, qui est une bonne fille, sans doute, mais qui manque à tel point de distinction ! Seulement Piégois est-il un homme qu’on épouse ? Hélas ! il n’est pas même un homme qu’on reçoit.

Il y a un Dieu pour les amoureux. Ce Dieu fait que le frère de Mme Aubry, le banquier Jantel, soit à la veille de faire banqueroute, et qu’il lui faille, pour se remettre à flot, de l’argent, beaucoup d’argent, tout l’argent que Piégois seul peut lui prêter. Aussi n’hésitera-t-il pas, lui, à recevoir Piégois. Il l’attire chez lui, le comble d’invitations, et, un beau jour, après déjeuner, lui propose de l’associer à ses affaires.