Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 27.djvu/413

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Écoute un peu les conseils d’Ernest, qui sont excellens et aussi bien dits que bien pensés. Je les signe des deux mains. Il ne tient qu’à toi d’être charmante et d’avoir une vie à la hauteur de ton esprit. Tout ce que tu me dis de toi, aujourd’hui, est naturel et aimable. Eh bien ! c’est bon pour le moment, comme me disait à chaque mot une vieille femme de Gargilesse ; mais, à force de voir en toi-même, tantôt posant avec une poésie un peu folle, tantôt le démolissant avec beaucoup d’esprit et de gentillesse, arrive donc à prendre un parti vis-à-vis de toi-même, à te dire : « Voilà décidément mon meilleur côté. Je le sais, je le sens, je veux le développer. » Rappelle-toi ta fameuse sentence de Majorque : « Tout se peut quand on le veut. » Rien n’annonçait, dans ce temps-là, en toi, un caractère léger. Tu étais rageuse, mais tu avais de la volonté. Aies-en encore, mais pour ton profit. Écris ce qui te passe par la tête, si ça te soulage. Mais en te déclarant fantastique et mobile, n’oublie pas qu’il ne s’agit pas seulement de se critiquer avec esprit, mais de profiter de son propre esprit et de sa propre critique. Tu sais très bien te faire admirer, je n’en suis pas en peine. Fais-toi aimer sérieusement, et tu seras plus heureuse, plus forte, plus belle en tout. (3 mai 1858.)


Éperonnée de la sorte, Solange commence à colliger des observations. Mais quelle forme leur donner ? Le souvenir des Lettres d’un voyageur l’obsède ; d’autre part, la forme et l’esprit de la Grèce contemporaine, parue trois ans auparavant, l’attirent. Elle songe à ce titre : Lettres d’un voyageur amoureux ; About serait son modèle pour le style, et elle mêlerait à doses piquantes la politique, le pittoresque et le sentiment. Elle songe aussi à un roman genre Tolla. Pour se mettre en train, elle discute littérature à perte de vue avec un certain « George » (tel est son pseudonyme dans la correspondance), un Français exilé qui n’est autre, sûrement, qu’Étienne Arago. George Sand intervient en tiers dans leur dialogue :


Je ne suis pas si rigide que George en fait de littérature. J’adore Voiture, c’est une vieille passion ; un fadasse si on le juge comme un contemporain, mais le plus curieux et le plus charmant diseux de rin que j’asse pas connaissu. Mérimée est un maître ; Ronsard un divin poète, et About un talent charmant que l’avenir augmentera ou détruira selon la vie qu’il mènera. Voilà comme je pense ; et si tu avais, de ces quatre esprits, seulement le moindre à ton service pour la forme et le savoir-faire, ce que l’on appelle le métier, je te dirais : écris vite et publie. Je crois George trop difficile et trop exclusif. Mais je doute que, d’emblée, tu fasses un roman comme Tolla[1], qui certes est une bonne chose. Ce n’est pas une raison pour ne pas essayer n’importe quoi. Envoie-moi ton élucubration ; et, comme je suis

  1. Tolla avait paru en 1855, dans la Revue des Deux Mondes.