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transition une inquiétude aussi excessive : depuis quelques mois, il n’est guère de village, en Europe, où l’on ne discute du « péril jaune ; » en France, on parle de « lâcher l’Asie ; » en Allemagne, les vastes espérances que l’on fondait sur Kiao-tcheou s’effondrent ; les Anglais eux-mêmes craignent de rencontrer, sur les marchés de l’Empire du Milieu, des concurrens importuns ; dans tous les pays, l’opinion publique a senti que, depuis la chute de Port-Arthur, il y a quelque chose de changé dans le monde, qu’un fait jusqu’alors inouï vient de se produire : le recul de l’Europe a commencé.

Certains partis, qui applaudissent aux succès du Japon et voient dans ses victoires le triomphe de la liberté sur le despotisme, de la lumière sur l’obscurantisme, répudient toute solidarité de l’Europe avec la Russie ; l’expansion russe, font-ils remarquer, n’a pas eu le même caractère que l’expansion anglaise, par exemple ; la Russie, étalée sur deux continens, est en quelque sorte plus asiatique que le Japon lui-même ; son gouvernement se rapproche bien plus du despotisme oriental que des constitutions libérales de l’Occident ; son christianisme lui-même, altéré par des infiltrations byzantines, rappelle les religions de l’Asie presque autant que les croyances européennes ; ces observations peuvent être, jusqu’à un certain point, exactes en elles-mêmes, mais il suffit, pour qu’elles perdent toute valeur en l’espèce, que les Japonais ne s’en soient pas avisés. Ni eux, ni les Européens établis en Extrême-Orient, ne s’y sont trompés : ce qu’ils ont vu dans la chute de Port-Arthur, c’est, autant que le désastre de la Russie, le recul de l’Europe et la riposte victorieuse à l’intervention de 1895. À cette date, le droit de haute surveillance que les puissances occidentales s’attribuent sur toutes les mers et tous les continens, s’était exercé contre le Japon vainqueur ; dix ans ont passé, et les Nippons infligent à ces prétentions le démenti de la victoire : la police des mers d’Extrême-Orient et de l’Empire chinois, c’est eux désormais qui revendiquent le droit de l’exercer. En battant les armées et les flottes de l’un des plus puissans souverains d’Europe, comment les petits soldats du Mikado n’auraient-ils pas eu conscience de vaincre l’Europe elle-même ? Imbus de l’idée de la supériorité de la race japonaise et de la dignité prééminente de leur empereur sur tous les monarques de la terre, ils viennent de réaliser la foi dont leur histoire et leur éducation les a pénétrés et pour laquelle