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âmes, qui donne l’idée de l’anarchie : invisible et présent, le « génie délicat » de Mlle de Lespinasse suffit à maintenir l’unité ; d’un fil ténu, qui ne se rompt jamais, elle dirige à son gré, et presque à l’insu des causeurs, la diversité des propos. La crainte de la froisser, le souci de lui plaire, sont la seule règle qu’on s’impose et tiennent lieu de gouvernement. Elle est la reine incontestée de ces tournois intellectuels ; c’est pour elle seule que l’on se met en frais d’esprit ou d’éloquence ; un sourire favorable, un mot approbateur, sont regardés de tous comme le meilleur encouragement et la plus belle des récompenses.

C’est que, par un rare privilège, les familiers de son salon sont, pour la plupart, ses amis ; et c’est encore une note particulière par où son entourage se distingue de celui des autres. On craint Mme Geoffrin ; on admire Mme du Deffand ; on respecte Mme Necker ; on aime Julie de Lespinasse. « Elle inspirait tant de confiance qu’il n’y avait personne qui, au bout de quinze jours de connaissance, ne fût prêt à lui raconter l’histoire de sa vie ; aussi personne n’a jamais eu autant d’amis, et chacun d’eux en était aimé comme s’il eût été seul à l’être[1]. » Bien mieux encore, cet irrésistible mouvement qui entraîne les cœurs vers un unique objet crée parmi tous ceux qui s’y livrent une sympathie mutuelle, un lien qui les attache entre eux. Au rebours de ce qui se passe dans tant de cénacles rivaux, où les nouveaux venus sont vus d’un œil hostile, où chacun jalouse son voisin, où couvent des haines secrètes et de sourdes cabales, les fidèles de Julie s’entendent, s’apprécient, se soutiennent. Après la mort de l’enchanteresse : « Nous nous sentions tous amis chez elle, s’écrie l’un d’eux, parce que nous étions tous réunis par les mêmes sentimens… Hélas ! combien de personnes se voyaient, se recherchaient, se convenaient par elle, qui ne se verront, ne se rechercheront, et ne se conviendront plus[2]. » Cette espèce d’alliance est son œuvre ; elle a cette coquetterie de vouloir que tous ceux qui l’aiment communient, pour ainsi parler, dans l’affection passionnée qu’ils lui portent. Elle met toute son adresse à sceller et à fortifier, parmi des hommes divers par l’origine, par les idées, par le milieu social, une association sentimentale, une agrégation fraternelle, dont elle est le mobile, le but, la raison d’être.

  1. La Harpe, Correspondance littéraire.
  2. Éloge d’Eliza, passim.