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sa voix. Ses voix, devrait-on dire, car il semble qu’elle en ait plus d’une : celles de la joie et de la tristesse, voix réelles et de rêve, de l’amour et de la colère, voix de l’âme et de la nature, toutes les voix enfin de la vie. Cette voix jamais ne crie, alors même qu’elle donne toute sa force, et quand elle s’épargne, se réduit à n’être plus qu’un murmure, un soupir, elle chante encore, toujours.

Elle sait modeler par les sons, comme par des lumières et des ombres, le Frauenliebe de Schumann, adorable portrait de femme, où tant d’innocence et de pureté s’unit à tant de fierté, de passion et de douleur. Cette voix exprime aussi tout ce que le double génie de Schubert contient de mystère, ou d’idéal, et de réalisme familier. Elle dessine enfin du trait le plus pur l’un de ces deux airs fameux de Haendel (tirés de l’opéra de Xerxès) qui figurent, sur les paroles du Pater ou de l’Ave Maria, dans le « répertoire » des grands mariages parisiens.


Ombra mai fu
Di vegetabile
Cara ed amabile
Soave più ?


« Fût-il jamais une ombre, ombre d’un arbre (littéralement d’un végétal), plus chère, plus aimable et plus suave ? » Voilà le texte primitif. Il est assez indigent. Mais sur le chétif et presque ridicule quatrain, une magnifique période se déroule. La mélodie enveloppe, déborde les mots ; elle nous les rend transfigurés et sublimes, « Vegetabile, » rien que ce vocable, un peu trop botanique peut-être, nous rappelle tout ce que la musique a jamais consacré de son génie à l’une des formes et des forces, à l’un des règnes, à l’une des beautés de la nature, à l’être mystérieux et sacré de l’arbre et de la forêt. Alors nous croyons revoir et réentendre le « Bois épais » de Lully, et les marronniers, témoins du trouble de Suzanne ; et le « Noyer » de Schumann, et le feuillage où bruissent les rêves de Siegfried, et le mancenillier mortel à Selika. Mais bientôt notre imagination par degrés s’étend et s’exalte. Les tableaux s’effacent et les paroles s’oublient ; les notes seules demeurent, nous ne jouissons plus que des sons et nous sentons, au mépris des plus belles théories, que la mission de la musique et sa gloire est peut-être moins de se soumettre à un sujet, à des paroles, que de s’en rendre maîtresse et de les dépasser.

C’est encore de la musique allemande, sous un nom russe, ou sous le nom d’un Russe, que le Divin poème, symphonie de M. Scriabine, à laquelle M Arthur Nikisch a fait l’honneur de venir la diriger. Il est