Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/531

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sans être aperçu, cent ou cent cinquante milles dans des parages bien gardés. Le singulier est que l’on prête à l’amiral Togo le propos suivant tenu, après la bataille, à son prisonnier, l’amiral Nebogatof : « Je savais que vous ne passeriez pas par les détroits du Nord, à cause des brumes… » Ainsi le même accident météorologique sert de point de départ à des jugemens tactiques absolument différens suivant qu’ils émanent de l’un ou de l’autre des deux partis. En tout cas, et sans craindre le reproche de prophétiser après coup, on peut dire que le danger qu’il y avait pour une flotte nombreuse à naviguer par brume épaisse dans des détroits que beaucoup de marins russes connaissaient suffisamment, ne pouvait être pire que celui de s’engager dans un passage où l’adversaire avait un champ de bataille parfaitement préparé. Quant aux mines sous-marines que l’on prétendait semées au Sud et au Nord de Yeso, ce n’était pas là de quoi préoccuper un chef instruit : on peut miner les abords immédiats d’un port et d’une rade, les passes d’un estuaire, un canal resserré dont on renonce à faire usage soi-même ; on ne mine pas les détroits de Tsougarou et de La Pérouse.

Pour expliquer la fâcheuse résolution prise par l’amiral Rodjestvensky, une autre opinion s’est fait jour, que semblent corroborer certains incidens de la fuite des unités légères[1] : le dernier ravitaillement en charbon, dans la mer de Chine, aurait été insuffisant et l’amirauté russe aurait fait connaître au commandant en chef que ce ravitaillement serait le dernier. De là la nécessité de couper au plus court et de passer par conséquent en dedans de l’archipel japonais.

S’il en était réellement ainsi, on aurait une fois de plus à constater la répercussion des faits stratégiques sur les faits tactiques ; il y aurait lieu de relever aussi l’influence néfaste des conseils auliques, des « amirautés, » des ministères, quand ces organismes marchandent sur les efforts, lésinent sur les dépenses qu’exige la préparation des opérations décisives.


III

Les observations que nous venons de faire porter sur la phase immédiatement antérieure à la rencontre des deux flottes

  1. Contre-torpilleur qui brûle ses boiseries pour atteindre Vladivostock ; croiseur qui n’a plus que 10 tonnes de charbon quand il s’échoue à la côte de Corée, etc., etc. Cependant, d’après d’autres renseignemens, certains navires étaient bondés de charbon, surchargés même, les grands cuirassés, par exemple.